Un relatif épuisement des moteurs de la croissance

Le développement de vastes marchés de consommation de masse est historiquement lié au mode de régulation fordiste. C’est la figure emblématique de la Ford ’T’ et du five dollars day dont étaient gratifiés les ouvriers qui la construisaient. Certes, la réalité de cet exemple historique est peut être moins simple qu’il n’y paraît (59). Mais il n’en reste pas moins que tout au long de la période de croissance exceptionnelle qui a suivi la seconde guerre mondiale, le schéma a fonctionné : des gains de productivité importants ont permis une hausse généralisée du niveau de vie, du moins dans les pays occidentaux, offrant à travers la consommation des ménages un débouché à la production de masse.

Jacques Mazier, Maurice Baslé et Jean-François Vidal (1993, pp. 268-270) distinguent dans ce schéma deux éléments – intimement liés mais néanmoins distincts – qui ont joué un rôle crucial dans la croissance de l’après-guerre. À côté de l’essor de la consommation de masse, ils mettent ainsi en avant le processus « d’accumulation dans la section des biens de consommation ». En termes plus explicites, répondre à une demande en forte croissance et permettre simultanément les gains de productivité sur lesquels a reposé l’augmentation des niveaux de vie impliquait que le secteur productif des biens de consommation soit l’objet d’un intense courant d’investissements. Ce mouvement d’accumulation est à l’origine d’une demande multiforme, avant tout en biens d’équipement, mais aussi en services variés (60). S’ajoutant au dynamisme de la consommation de masse, il a constitué l’autre moteur de la croissance jusqu’au début des années 70.

Concernant la consommation de masse tout d’abord, le renversement de tendance a fortement focalisé l’attention. Pour Jean-Hervé Lorenzi, Olivier Pastré et Joëlle Toledano (1980) en particulier, le marché s’est structuré, dans la période de l’après-guerre, autour de l’acquisition par les ménages de quelques biens durables, tels l’automobile, la télévision, le réfrigérateur ou la machine à laver. Or, concernant ces biens fondamentaux, les taux d’équipement des ménages atteignent, dès le début des années 70, des niveaux élevés en Europe occidentale. Ces marchés entrent alors dans une « phase de maturité » caractérisée par un dynamisme moindre. Il ne s’agit pas de faire croire qu’il n’y a plus de besoin à satisfaire. L’apparition de nouveaux produits ou la persistance de fortes inégalités sociales sont autant d’éléments qui nous assurent que des besoins – ou plutôt des débouchés potentiels – importants demeurent en matière de consommation de masse. Mais dans le même temps, et par simple effet mécanique, l’importance relative de ces marges dynamiques du marché ne peut que décroître face aux segments de celui-ci arrivés « à maturité ». L’essoufflement – relatif, il faut y insister – de la croissance de la consommation de masse est encore renforcé par le net infléchissement de la démographie que connaissent les pays occidentaux. Et voici un premier moteur poussif.

Reprenant ce thème d’une relative atonie de la demande des ménages, Pascal Petit (1998a, p. 24) examine l’hypothèse d’un déficit en innovations de produits – stimulant important de la demande – alors qu’un flux important d’innovation de processus viendrait au contraire la réduire en comprimant l’emploi. Il insiste sur un possible « déficit qualité » qui amènerait les individus à sous-estimer la forte augmentation de la qualité des produit qui leur sont proposés. Il explique cette mauvaise appréciation par l’inachèvement du processus d’apprentissage par lequel les consommateurs reconstruiraient une économie domestique dans un contexte social, culturel et professionnel mouvant. Cette analyse, qui semble s’inscrire dans une représentation en termes de cycles, ne fait cependant que mieux fonder l’analyse du très relatif essoufflement de la consommation depuis les années 70.

Jacques Mazier, Maurice Baslé et Jean-François Vidal insistent sur le fait que les problèmes que connaît le second moteur – le mouvement d’accumulation dans le secteur productif – sont partiellement déconnectés de ceux qui affectent le premier – la consommation de masse. À travers leurs propos, ce qu’ils appellent « ‘le fléchissement de l’accumulation dans la section des biens de consommation’ » ressortit plutôt de ce que d’autres dénomment « épuisement du système technique ». En effet, ils expliquent que la période de passage massif « de formes de production encore artisanales à de nouvelles formes plus capitalistiques et plus lourdes » est désormais révolue. La section des biens de consommation connaît encore des transformations importantes, mais « ‘à une révolution [...] succède progressivement une simple évolution’ », un second moteur bridé en quelque sorte. Là encore de multiples analyses sur l’irruption des technologies de l’information dans le système productif laissent entendre que nous sommes au début d’un nouveau cycle. Quoi qu’il en soit, elles n’infirment pas le constat dressé sur les deux ou trois dernières décennies.

Les conséquences de ce relatif épuisement des moteurs traditionnels de la croissance dans le schéma fordiste sont évidemment multiples. Elles ne peuvent d’ailleurs guère être envisagées indépendamment des autres facteurs de crise. Il faut avant tout insister ici sur l’effet d’accentuation de la concurrence entre les producteurs qu’implique le moindre dynamisme des marchés. Il est de ce point de vue logique de mettre en parallèle cette relative atonie de la demande avec le mouvement d’extension de nos aires d’échange dans la mesure où ces deux éléments participent au même schéma. Compétition accrue sur des marchés à la croissance amoindrie, et voici renforcées les tendances au pilotage de la production par la demande, à la recherche d’une capacité de réactivité augmentée et à la différenciation des produits. Autre cause, mêmes effets.

Notes
59.

()011En effet, il s’agissait à l’époque (1914) de faire accepter, par ces salaires élevés, une organisation du travail particulièrement contraignante et de réduire le turn-over des ouvriers. Mais Jacques-André Chartres (1995, pp. 275-276) indique aussi que le salaire minimisant le coût total de production pour Ford était sensiblement inférieur au taux adopté. Il en conclut que le motivation de Ford était aussi de nature civique. Il précise encore que les autres industriels ne suivront d’ailleurs pas cette politique. Le régime de partage des gains de productivité fondant la consommation de masse s’établira effectivement beaucoup plus tard et selon des modalités différentes de celles adoptées par le patron visionnaire.

60.

()011« L’accumulation sous sa forme la plus générale est la création des conditions permettant d’atteindre un accroissement de la production.

Ce n’est donc pas simplement l’élargissement du stock de machines, de bâtiments, mais aussi la formation de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, les améliorations apportées à la qualification de la main d’oeuvre et les transformations dans l’organisation du travail permettant d’obtenir une production élargie » (Bremont et Geledan, 1981, p. 10).