Contradictions sociales de l’organisation fordiste

L’organisation taylorienne du travail s’est, semble-t-il, trouvée dès l’origine confrontée à des formes de résistance plus ou moins active de la part des ouvriers qui la subissaient. Comme cela a déjà été noté, c’est un élément explicatif majeur des « hauts » salaires consentis par Henry Ford à sa main d’oeuvre. Les réticences du corps social exprimées par Charles Chaplin dans Les temps modernes ne présentent pas le même point de vue que les protestations syndicales contre les cadences infernales, mais elles semblent néanmoins présenter une cohérence forte. Le développement fordiste s’est en quelque sorte heurté, à propos de la mobilisation de la main d’oeuvre, à une contradiction qu’il s’est efforcé de surmonter de deux manières : les augmentations salariales permises par les gains de productivité d’une part, et le renforcement des procédures de contrôle du travail ouvrier de l’autre. D’un étroit point de vue d’économiste, la rupture est venue d’une part lorsque les gains de productivité sont devenus trop faibles pour financer les augmentations salariales, et d’autre part lorsque le coût des procédures de contrôle est devenu trop élevé par rapport aux effets positifs que celles-ci produisaient.

Il semble pourtant que la résistance du corps social à cette forme d’organisation du travail ait pris, dans les années soixante, des dimensions impossibles à réduire à des considérations sur l’absentéisme, la détérioration de la qualité du travail ou l’étroite revendication corporatiste. Elles ne se rapportent pas non plus à la seule lutte des classes. La mythologie de mai soixante-huit insiste sur le caractère global de la protestation qui s’exprimait alors. Dans le même temps, elle amène à occulter les aspects les plus subversifs – mais qui resteront sans lendemain tangible – de ce mouvement en mettant en scène les contradictions d’aspirations souvent radicales et qui se sont pourtant révélées parfaitement nécessaires à la survie du système qu’elles combattaient (61). Mai 68 et la vague de contestation sociale que, sous des formes variées, l’ensemble des pays industrialisés ont peu ou prou connus à cette époque sont alors présentés comme le résultat d’un décalage important existant au sein de la société ; décalage entre les aspirations engendrées par les modes de vie modernes, un niveau culturel globalement en élévation, une représentation de l’individu plus affirmée d’une part, et, d’autre part, des formes d’organisation sociale vécues comme trop hiérarchiques et sclérosantes, en particulier concernant le travail.

Une telle vision est sans doute très caricaturale. Elle fait l’impasse sur les contradictions d’une époque pour n’en conserver que les éléments qui sont en phase avec les évolutions qui domineront ultérieurement. C’est aussi son intérêt. On conservera donc, concernant le monde du travail, l’idée de ce décalage entre les aspirations permises par les conditions d’existence des individus et des conditions de mobilisation de la main d’oeuvre porteuses d’insatisfactions.

L’organisation fordiste, par son caractère hiérarchique et centralisateur, par les aspects ouvertement coercitifs du taylorisme, limite l’initiative des individus qu’elle encadre. Elle ne permet donc pas de satisfaire les besoins de réalisation personnelle que ressent une part grandissante des salariés. Elle ne sait pas davantage répondre aux aspirations plus collectives appelant une autre éthique du travail. Mais dans le même temps, les entreprises doivent encore s’adapter aux défis concurrentiels de la sphère dans laquelle elles opèrent, développer leurs capacités d’innovation ou de réactivité par exemple. C’est pour satisfaire à ces nécessités qu’elles sont amenées à tenter de mobiliser plus profondément les ressources de la main d’oeuvre dont elles disposent. Pour réaliser ces objectifs, la docilité ne leur suffit plus, les « entreprises du troisième type » ont besoin d’impliquer plus complètement les individus (62).

Entre la montée des aspirations non satisfaites des salariés et la nécessité croissante de mieux les impliquer afin de surmonter les obstacles dressés par le jeu concurrentiel, c’est une sorte « d’effet ciseau » qui va tendre à bousculer une fois encore les principes fordistes d’organisation de la production.

On peut apercevoir deux types de solutions parmi la multitude de tentatives faites pour surmonter cette contradiction. Ces deux types ne sont pas alternatifs, mais plutôt complémentaires. Ils ne concernent pas les mêmes métiers et ont été développés simultanément. Enfin, tous les deux s’éloignent du modèle fordiste classique. La première réponse est positive. Les objectifs poursuivis vont alors être de déconcentrer les responsabilités, de casser les structures trop pyramidales ou trop lourdes. Il s’agit surtout de rendre à la main d’oeuvre ses qualités d’adaptation et d’initiative, mais dans un cadre qui permette bien entendu à l’entreprise d’en tirer profit. La seconde réponse, fondée sur le rapport de force créé par la montée du chômage, sera de bâtir un large espace d’emplois précaires permettant d’utiliser une main d’oeuvre moins coûteuse et adaptable qui saura taire ses aspirations. Leur point commun est alors la recherche de capacité de réaction accrues pour les entreprises. C’est la double dimension « gestion des ressources humaines » de la flexibilité.

Notes
61.

()011Parmi la floraison d’ouvrages relatifs au mouvement de mai 68 et à ses implications, on retiendra celui de Jean-Pierre Le Goff (1998) pour son analyse contradictoire des aspirations de cette époque et de leur destinée.

Par ailleurs, il convient de souligner, avec Luc Boltanski et ève Chiapello (1999), l’importance du rôle de la critique sociale du capitalisme pour sa propre évolution. Détaillant, dans le chapitre conclusif, la manière dont les aspirations des années 60 ont été intégrées dans le discours manageurial des années 80-90, ils défendent l’idée que la robustesse du capitalisme s’explique par sa capacité à entendre les critiques qui lui sont adressées.

62.

()011L’un des best sellers de la littérature d’entreprise des années 80 décrit ainsi les évolutions actuelles : « Il faut mobiliser, chaque jour, les femmes et les hommes de l’entreprise, leur intelligence, leur imagination, leur coeur, leur esprit critique, leur goût du jeu, du rêve, de la qualité, leur talent de création, de communication, d’observation, bref leur richesse et leur diversité ; cette mobilisation peut seule permettre la vérité dans un combat industriel dorénavant de plus en plus âpre » (Archier et Sérieyx, 1984, p. 24). Cette vision est caricaturale. Elle désigne néanmoins clairement cette tendance des entreprises à élargir qualitativement la nature de la force de travail qu’elles entendent mobiliser.