Le recours à l’histoire

Alors, est-ce la fin du fordisme ? Face à une question de cette sorte, le recours à l’histoire s’impose comme un réflexe de prudence. On peut alors se référer à l’interprétation que donnent Pierre Dockès et Bernard Rosier (1983) des fluctuations longues qui scandent le développement capitaliste et de leurs liens avec les transformations de « l’ordre productif ». L’analyse qu’ils développent repose sur une hypothèse. Elle consiste à affirmer ce qui devrait n’être qu’un rappel : « ‘un fait économique est un fait social’ ». Les mouvements longs de l’économie sont ainsi des processus complexes, indissociables des processus du changement technique et du changement social. Loin d’une vision mécaniste, les célèbres cycles de Kondratiev acquièrent alors une dimension qui les charge de sens. Les phases de dépression en particulier deviennent des moments d’inventions sociales. Elles s’expliquent par l’exacerbation de contradictions dont la période d’expansion qui précède est porteuse et tendent à permettre, selon la formule consacrée, de les dépasser.

Ainsi est analysée la « grande dépression » de la fin du XIXe siècle, datée de 1873 à 1895. Elle consacre la faillite du mode de régulation prévalant jusque là : le « capitalisme concurrentiel ». Celui-ci s’appuyait sur des crises « classiques » (des cycles courts) pendant lesquelles une « saignée » était effectuée parmi les producteurs au cours d’une conjoncture d’effondrement des prix et des taux de profit. L’équilibre était rétabli par les survivants grâce à une pression à la baisse sur les salaires qui redynamisait le taux de profit (63) et permettait une nouvelle phase d’expansion. Le fait nouveau qui intervient est la modification du rapport de force entre le patronat et les ouvriers. D’un côté, le mouvement ouvrier s’organise, acquiert une reconnaissance et des droits. Il se présente plus uni, représente une catégorie sociale dont le poids va croissant. Il est donc plus fort alors même que de l’autre côté, la structure productive, dominée par de petites et moyennes entreprises, fait du patronat un groupe relativement affaibli parce que peu solidaire. Aussi, lors des premières crises « classiques » de cette période, la résistance à la baisse des salaires ouvriers empêche ce mécanisme régulateur de fonctionner pleinement.

L’adaptation du système à cette nouvelle situation se fera à travers un large mouvement de concentration industrielle aux implications multiples. Les vastes ensembles ainsi constitués occupent sur leurs marchés une position dominante, et échappent de ce fait à une pression concurrentielle trop intense, d’autant plus que leur taille permet la réalisation d’économies d’échelle ; on parle du passage à un « capitalisme monopoliste ». Ils recherchent plus systématiquement les possibilités d’exploitation des découvertes technologiques de cette époque ; les secteurs nouveaux, centrés sur l’électricité ou sur le pétrole seront ainsi les champs privilégiés de constitution de ces grands conglomérats. Sur le marché du travail surtout, la concentration industrielle permet de rééquilibrer le rapport de force en faveur des employeurs. Ces derniers vont alors pouvoir profiter de cette situation pour d’une part combattre plus efficacement le mouvement ouvrier. D’autre part, la résistance ouvrière amoindrie va permettre l’introduction de méthodes d’organisation du travail plus productives, mais aussi globalement plus défavorables aux salariés (64). Et les auteurs de conclure que ‘« ce sont [...] très largement les effets des luttes de classes elles-mêmes [...] et non pas seulement les ’économies d’échelle’ traditionnellement avancées par les économistes comme facteur explicatif de la concentration industrielle, qui sont venus sonner le glas du capitalisme concurrentiel’ ».

Cette analyse d’un exemple historique montre comment, pendant ces phases de dépression longue, innovations technologiques, organisationnelles, économiques et sociales sont mobilisées ensemble à la faveur d’un blocage du mode productif préexistant. Elle illustre la lente émergence d’un ordre productif nouveau, peu lisible pour les contemporains de ces transformations mais essentielle dans une perspective de longue durée. Pierre Dockès et Bernard Rosier attribuent ainsi aux crises « une double fonction de remise en ordre du système productif et de reprise en main du prolétariat ». Pendant les crises classiques des cycles courts se joue la réorganisation de la structure du mode de production « autour et au bénéfice des firmes leaders des industries motrices ». En revanche, les dépressions longues sont des périodes de modification de sa structure « ‘autour et au bénéfice des firmes leaders des industries motrices nouvelles’ ».

Notes
63.

()011« Cela – qui correspond à la réalité historique des crises classiques du XIXe siècle – on ne peut le comprendre que si l’on prend conscience du fait que l’effet dépressif bien connu aujourd’hui d’une telle réduction sur la demande effective joue alors relativement peu, et que l’emporte au contraire l’effet de stimulation à l’investissement. En effet, la demande ouvrière à la sphère de production capitaliste était alors faible [...] » (Rosier et Dockès, 1983, p. 132).

64.

()011Selon les deux auteurs, ces deux éléments sont intimement liés puisque c’est dans la mesure où le taylorisme « brisait le pouvoir ouvrier sur la technique » qu’il rendait possible des gains de productivité importants. Il représentait ainsi une réponse au contexte social de l’époque, et non au contexte technique (Rosier et Dockès, 1983, p. 144). Cette analyse est déjà présente chez Ernest Mandel (1980).