Un processus inachevé

à lire la période récente à partir de ce point de vue historique, il est assez aisé d’y déceler les caractéristiques d’une phase de dépression longue (la phase B d’un Kondratiev), puis, peut-être, l’amorce d’un redémarrage. La remise en ordre du système productif s’effectue à travers la crise aiguë que connaissent depuis plus de vingt ans les industries lourdes anciennes telles que la sidérurgie ou l’industrie textile. Elle est complétée par le fort développement de secteurs nouveaux, liés à l’électronique, l’informatique ou encore aux biotechnologies par exemple. Afin d’illustrer la reprise en main du « prolétariat » on peut, s’il faut des éléments quantifiables, observer que le taux de prélèvement du capital sur la valeur ajoutée s’est nettement redressé depuis vingt ans, au détriment du travail. En France, la part des salaires dans la valeur ajoutée est ainsi revenue au début des années 90 à ce qu’elle était au début des années 60 (Prigent, 1999). On notera de toute façon que, chômage aidant, l’ambiance dans le monde syndical est à considérer la simple conservation des acquis sociaux comme une victoire, ce qui est sans doute un bon indicateur du rapport de force ; nous sommes loin des accords de Grenelle ! Les blocages auxquels se heurte le régime d’accumulation fordiste ont par ailleurs été déjà amplement soulignés. Le scénario de dépression longue est donc parfait, rien n’y manque.

Reste à examiner la question des taux de croissance pour constater avec effroi que cette dépression longue est globalement à taux de croissance positif. Voilà qui remet singulièrement en cause son statut de dépression (65) ! On a pu développer l’argument selon lequel la période immédiatement antérieure, celle des « trente glorieuses », présentait des caractéristiques exceptionnelles par la vigueur et la régularité de sa croissance (D. Cohen, 1994). Cette fameuse « crise du fordisme » ne deviendrait alors, d’un point de vue historique, qu’un simple retour à la normale. On peut encore avancer l’hypothèse selon laquelle les fameux cycles mis en évidence par Kondratiev auraient perdu de leur pertinence aujourd’hui. Pour répondre – ou plutôt se permettre de ne pas répondre – on s’appuiera à nouveau sur l’hypothèse de Pierre Dockès et Bernard Rosier selon laquelle un fait économique est un fait social.

Dans ce cadre, que les taux de croissance soient positifs ou non, on conservera les éléments d’analyse déjà avancés. On conservera l’évolution structurelle du système productif avec la quasi-disparition d’activités anciennes et au contraire l’émergence de secteurs nouveaux. On conservera l’évolution du rapport de force entre les employeurs et les salariés dans un sens globalement défavorable à ces derniers. On conservera l’ensemble des limites que rencontre le mode de développement fordiste. C’est tout l’ensemble de ces faits de société qui permettent de voir dans la crise du fordisme une période d’innovation sociale. Qu’un indicateur économique important soit hésitant ne suffit pas à plaider la stabilité. Il semble bien, comme l’affirme Immanuel Wallerstein, qu’« un système s’écroule aujourd’hui sous nos yeux » (Frémeaux, 1998).

Notes
65.

()011En vingt ans « de crise » – de 1970 à 1990 – le P.I.B. de la France par exemple s’est accru de 74%, soit un taux de croissance annuel moyen de 2,4% proche de celui des phases d’expansion longue des cycles de Kondratieff du XIXe et du début du XXe siècle (Clerc, 1991).