3.2 L’épuisement du fordisme, c’est aussi la naissance du TGV

Ce disant, les pages qui précèdent n’éclairent guère précisément sur les transformations concrètes qui affectent aujourd’hui notre environnement économique. Prenant prétexte de la « crise du fordisme », cette lecture linéaire s’est davantage attachée à mettre en exergue les points de blocages des modes de fonctionnement ou d’organisation appelés à évoluer qu’à décrire la nature de leurs transformations. Pourtant, le détour n’est pas inutile. Il permet de fonder les évolutions contemporaines, qui seront détaillées dans les prochains chapitres, sur des mouvements de plus longue période. Il offre ainsi la possibilité de mieux en percevoir la puissance – ou au contraire les faiblesses – en cherchant constamment à prendre du recul par rapport à une actualité trop aveuglante.

Pour peu que l’on accepte de descendre rapidement du général au particulier, l’analyse de l’épuisement du fordisme est aussi l’occasion d’éclairer la nature de cet objet technique qu’est le TGV (66). En effet, il semble bien que l’on puisse déceler dans la genèse de cette innovation et dans la traduction concrète qu’il est donné d’observer aujourd’hui, la marque de cette évolution du paradigme dominant de la sphère économique. Que « l’invention » du TGV porte les caractéristiques de son époque n’apparaît guère étonnant tant le chapitre précédent a illustré que l’histoire de la vitesse est profondément immergée dans l’histoire plus large de nos sociétés.

Le point de départ du cheminement proposé ici est le caractère d’innovation mineure qui s’attache à la grande vitesse ferroviaire. L’émergence du TGV n’est en soi à l’origine d’aucun bouleversement de grande ampleur du système économique. Elle ne constitue en aucun cas une « révolution technologique » au sens où l’entendent Ernest Mandel (1980) ou Christopher Freeman (1986) dans des textes déjà cités. Les analyses de François Caron (1997, en particulier pp. 537-588) et de Bertrand Gille (1978, p. 746 par exemple) concernant l’apparition du « système ferroviaire » au XIXè siècle relativisent tout autant, par comparaison, l’importance de l’événement-TGV. À l’évidence, l’apparition de la grande vitesse ferroviaire n’a absolument pas la même portée que l’irruption du chemin de fer au XIXè.

La conséquence de ce caractère d’innovation mineure est que la relation entre TGV et société est loin d’être équilibrée. En effet, le TGV est d’abord un produit de la société avant d’être un élément de sa transformation. Dans ce cadre, retracer et analyser l’histoire particulière de cette invention devient alors essentiel. Divers travaux ont déjà largement éclairé la question en précisant la connaissance factuelle de ce processus de maturation et en avançant des analyses qui permettent de saisir la cohérence et l’enchaînement des événements. On mentionnera ceux, pionniers, de Jean-Michel Fourniau (1988) et ceux présentés lors du colloque de 1994 de l’Association pour l’Histoire des Chemins de Fer (Revue d’histoire des chemins de fer, 1995) notamment par les historiens de l’Institut d’histoire du temps présent, Jean François Picard et Alain Beltran (1994)

Si elle s’appuie sur ces résultats, la démarche présentée ici est différente. Il s’agit en effet de réinterpréter l’histoire de la « genèse du TGV » en cherchant les parallèles que l’on peut établir entre ce fait et l’événement macro-économique qui lui est contemporain et que constitue l’épuisement du fordisme. évidemment, il n’y a pas équilibre entre les deux termes ainsi rapprochés. C’est bien l’histoire du TGV que l’on cherchera à éclairer à l’aide de la « crise du fordisme », et non l’inverse. On verra alors que cette histoire permet un retour sur le présent, qu’elle permet de mieux comprendre quelques aspects de la réalité du TGV à l’aube du XXIè siècle.

On ne cherchera pas à justifier cette démarche par l’idée schumpeterienne de destruction créatrice intrinsèque à toute crise économique. On s’appuiera plutôt sur la conviction exprimée tant par les historiens (67) que par les économistes et les sociologues (Dockès, 1990, Flichy, 1995) selon laquelle la technologie n’est en rien indépendante de la société qui la produit. La nuance indique que l’on n’insistera pas tant sur le contexte de « crise » qui marquerait le système fordiste dans les années 60-70 que sur les caractéristiques forcément évolutives d’une société à une époque donnée.

Avant de débuter, enfin, on vérifiera la concordance des dates pour souligner la simultanéité des deux événements envisagés : l’histoire du TGV débute réellement dans la seconde moitié des années 60, la décision politique de construire la première ligne à grande vitesse est emportée de 1971 à 1976, l’exploitation débute en 1981, l’extension du réseau et la définition de la politique d’offre, enfin, se poursuit de nos jours. Du point de vue de la concomitance historique, le rapprochement entre deux faits de nature si différente peut être envisagé. Reste à voir s’il est pertinent.

Notes
66.

()011Ces pages concernant la naissance du TGV sont la version remaniée d’un article paru dans la Innovation – Cahiers d’économie de l’innovation (Klein, 2001).

67.

()011Même Maurice Daumas (1991), que Alain Gras (1997, p. 9) classe pourtant sans appel parmis les représentants “de cette histoire conventionnelle qui néglige le contexte d’où le phénomène tire son sens”, pose la technologie une composante sociale essentielle (voir par exemple, p. 317).