Une démarche globale d’ouverture

Jean-Michel Fourniau (1995, p. 24) insiste sur la rupture qui s’opère à la fin des années 60 entre la logique productiviste qui prévalait depuis la guerre chez l’opérateur et la logique concurrentielle dont la nécessité s’imposait de plus en plus fortement (68). En ce qu’elle visait d’abord les économies d’échelle, la croissance de la productivité unitaire et l’augmentation du volume total de la production, la logique productiviste semble tout à fait attachée aux principes de l’organisation fordiste. Pour la plupart des observateurs de cette évolution, les efforts de recherche qui allaient mener au TGV sont le fruit de cette prise de conscience de la situation concurrentielle des chemins de fer (par exemple Ribeill, 1995, p. 72).

Pourtant, il convient de souligner que la pression concurrentielle ressentie par la SNCF dans les années 60 semble davantage de nature « sociétale » ou institutionnelle que proprement économique. Plusieurs éléments peuvent être avancés pour justifier ce point de vue. Cette prise de conscience concerne en premier lieu le marché des transports de voyageurs au sein duquel, compte tenu d’un marché aérien encore limité, la compétition entre entreprises est très atténuée. En second lieu, le principal adversaire du chemin de fer est clairement la voiture particulière dont l’essor ne s’interprète pas seulement comme un événement marchand d’équipement des ménages, mais aussi comme un fait sociologique lié à l’évolution des modes de vie. En troisième et dernier lieu, l’intervention de la puissance publique joue un rôle essentiel sur ce point, à travers la mobilisation de ressources très importantes à destination du réseau routier et autoroutier, mais aussi à travers l’engagement symbolique d’une partie importante de l’appareil d’état en faveur de l’Aérotrain, concurrent direct de la technique « roues acier/rails acier » des chemins de fer traditionnels. C’est ce dernier aspect qui précipitera la prise de conscience cheminote d’une concurrence non seulement économique, mais aussi culturelle. Le parallèle entre le contexte général d’accentuation de la concurrence et le contexte particulier de la SNCF de ce point de vue n’est donc pas immédiat

Quoi qu’il en soit, l’accent mis dès l’origine du « Service de la recherche » – la structure transversale à qui reviendra la charge de définir le « système TGV » – sur les aspects socio-économiques de modélisation de la demande est un élément fondamental de la prise en compte du marché dans le processus d’innovation (Fourniau, 1988, p. 100 et suiv.). En effet, ce sont les outils mis au point dans ce cadre qui seuls, permettront de mettre en évidence les effets de la vitesse commerciale sur les phénomènes de report de clientèle d’un mode de transport à l’autre (modèle prix-temps de partage modal) ainsi que sur la croissance du marché des déplacements (modèle gravitaire de génération de trafic). Ces effets, correctement mesurés, justifieront en fin de compte les investissements importants liés à la construction d’infrastructures nouvelles. De la même manière, les outils de modélisation montreront, un temps au moins, la possibilité de rompre avec la politique traditionnelle de hauts tarifs pratiqués sur l’offre de transport la plus performante en jouant sur les élasticités. Enfin, dans une optique de concurrence avec la voiture particulière, ils feront apparaître, avec des lacunes cependant, la fréquence parmi les variables à prendre en compte (Florence, 1995).

Il paraît donc clair que la naissance du TGV doive quelque chose à cette émergence d’une logique de marché à la SNCF. Pour autant, la mesure dans laquelle le TGV d’aujourd’hui répond à cette même logique – mais dont le contexte a évolué – peut apparaître problématique. Certes, le voyage ferroviaire à grande vitesse est un produit complètement intégré au marché des déplacements interurbains. Il constitue l’une des offres les plus concurrentielles de la SNCF. Le fait que son financement soit largement assuré par emprunt renforce, malgré la garantie de l’État dont bénéficient la SNCF et RFF, cette logique de marché.

Notes
68.

()011Rapporté par Georges Ribeill (1995, p. 79 et suiv.), un débat oppose les tenants d’un TGV né d’une « rupture » avec les pratiques anciennes à ceux, généralement proches des directions techniques de l’entreprise, qui estiment qu’il est l’aboutissement d’une évolution continue dont l’objet à toujours été d’accroître les vitesses. On verra que la rupture, manifeste, est cependant demeurée partielle et qu’elle s’articule, là encore, avec une dose de permanence qui ne gomme pas, au contraire, les tensions entre les acteurs.