Des limites encore perceptibles

Pourtant, par rapport aux potentialités explorées à l’origine du « projet C03 », sa mise en oeuvre s’est vite traduite sinon par des entorses aux sacro-saintes lois du marché, du moins, par des concessions à des logiques largement internes à l’entreprise ferroviaire. Jean-François Picard a beau jeu de s’interroger pour savoir si « les aléas de la mise en service du système Socrate et du système tarifaire qu’il impose sont [...] pour l’historien le signe des limites de la révolution manageuriale et économique lancée à la SNCF dans les années 60 » (Beltran et Picard, 1995, p. 56). La réponse est vraisemblablement positive, même si cette explication ne suffit pas, tant le décalage entre l’appréciation du marché et sa réalité est apparu manifeste.

Concernant l’entreprise ferroviaire prise dans sa totalité, on soulignera encore, avec un groupe de cadres « maison » qui ont préféré n’intervenir dans le débat public que sous couvert d’anonymat, que l’incapacité globale de l’ensemble des composantes de la SNCF à se situer dans une logique concurrentielle (dont la logique de marché n’est qu’un aspect) est sans doute l’une des explications majeures à ses difficultés récurrentes (XXX, 1997). Son intégration au système ferroviaire général, qui résulte en partie de cette fameuse compatibilité du TGV et du réseau classique (69), implique évidemment que la grande vitesse ne saurait échapper à cette réalité. C’est sans doute dans ce cadre élargi qu’il faut comprendre les limites de la « révolution manageuriale » au sein de laquelle le TGV a été conçu. Ces réflexions éclairent les entorses à la philosophie concurrentielle qui présidait à l’origine.

Plus spécifiques de la grande vitesse, deux aspects du décalage entre la réalité du TGV et les fonctions que l’on attend aujourd’hui qu’il remplisse méritent d’être soulignés au regard des orientations découlant de cette volonté initiale de prise en compte du marché. Le premier concerne la fréquence de desserte. à l’origine, le choix des techniciens s’est orienté sur des rames de faible capacité afin de privilégier la mise en place de fréquences élevées. Ce sont les praticiens en charge de l’exploitation du réseau qui ont milité pour des rames de plus grande capacité et jumelables, de manière à faciliter la gestion quotidienne des circulations (Florence, 1995). Les résultats de cet arbitrage – qu’il ne s’agit pas ici de juger – entre performances commerciales et contraintes techniques d’exploitation, demeurent tout à fait perceptibles aujourd’hui, en particulier dans les schémas de desserte des relations de moyenne intensité (Paris-Chambéry, Paris-Grenoble, ou encore Lyon-Lille par exemple). Ceux-ci demeurent plus près de la structure traditionnelle matin-midi-soir remise en cause par les concepteurs du TGV que de la grille cadencée qu’ils prônaient (70).

En partie indépendante de la fréquence, la politique de cadencement des dessertes est sans doute l’aspect sur lequel la marque de cet arbitrage a le plus pesé. En effet, élément essentiel du système d’origine, il a mis presque 30 ans pour être traduit, sur quelques liaisons seulement, dans la réalité de l’offre TGV, suscitant d’ailleurs beaucoup d’étonnement sur son efficacité commerciale.

Le concept de « ligne nouvelle » est la seconde distorsion entre l’exigence concurrentielle du projet d’origine et la pratique de mise en oeuvre du réseau ferroviaire à grande vitesse. L’atout que représentait la compatibilité du nouveau train rapide avec le réseau ferroviaire classique était très clair dans l’esprit de ses concepteurs. Dans cette logique, ils présentaient les lignes nouvelles, qu’ils jugeaient tout aussi nécessaires au système TGV, comme des « shunts » judicieusement placés dans le maillage du réseau ordinaire. Excepté le TGV-Atlantique qui répond à cette philosophie, les autres projets – réalisés ou non – ont plutôt été conçus dans une logique de ligne « de bout en bout », les pénétrantes d’agglomération mises à part. Les nécessités historiques, institutionnelles et symboliques de cette dérive pourraient être développées. On s’en tiendra ici à souligner l’impasse à laquelle elle a mené en termes de financement ou d’équilibre du réseau. On notera également l’orientation différente des chemins de fer allemands et, récemment, de Réseau Ferré de France, le nouveau gestionnaire des infrastructures (Réseau Ferré de France, 1999).

L’objectif de ce petit panorama est de montrer que le TGV est aussi le fruit de l’ouverture à la concurrence de la SNCF, au moment même où la concurrence s’intensifiait dans l’ensemble de la sphère économique. Il s’attache ensuite à déceler les marques tangibles de ce contexte de genèse pour constater primo, que la grande vitesse demeure le produit le plus commercial de l’entreprise ferroviaire en matière de transport de voyageur, secundo, que l’ouverture initiale au marché– qui apparaît par bien des aspects comme une ouverture vers la société – est restée incomplète dans sa traduction concrète. Cette ouverture incomplète éclaire quelques-unes des caractéristiques de la grande vitesse ferroviaire d’aujourd’hui, quelques-unes de ses difficultés aussi.

Notes
69.

()011Une caractéristique majeure du TGV est de pouvoir circuler tant sur des lignes spécifiquement conçues pour lui que sur le réseau ferroviaire classique. Cette propriété, très avantageuse pour gagner le centre des agglomérations ou pour prolonger les dessertes au-delà des lignes nouvelles, distingue fortement le TGV des ses concurrents technologiques Aérotrain et train à sustentation magnétique.

70.

()011Le « cadencement » d’une grille de desserte consiste à organiser celle-ci de manière à offrir une possibilité de voyager à intervalle de temps régulier, par exemple toutes les heures. Mis en place depuis longtemps en banlieue parisienne, ce type d’exploitation très contraignant a été testé sur le TGV en 1997 seulement : d’abord entre Paris et Nantes où les résultats commerciaux l’ont validé, avant d’être étendu aux relations les plus denses (Paris-Lyon, Paris-Lille). Il convient de souligner que les modèles économétriques de prévision de trafic utilisés classiquement ne prennent absolument pas en compte les gains commerciaux résultants d’un éventuel cadencement de l’offre.