Le TGV, produit d’une société en évolution

Ouverture au marché et peut-être plus encore, à la société. Le TGV s’inscrit en effet dans les évolutions de la société qui l’a vu naître de manière plus riche que la simple adoption de pratiques concurrentielles de la part de son opérateur.

On peut par exemple reprendre le schéma de desserte traditionnel matin-midi-soir que souhaitaient bousculer les concepteurs du train orange. Michel Walrave, l’économiste du Service de la recherche, rapporte avec insistance (Picard et Beltran, 1994, pp. 43-44 ; Fourniau et Jacq, 1995, p. 130), les fortes réticences que suscitait à la fin des années 60 à l’intérieur de l’entreprise ferroviaire l’existence même d’une demande de déplacement en milieu d’après-midi, donc pendant les heures de travail. Avec ses grandes fréquences de desserte, voire son cadencement, le système TGV participait au contraire, dans le domaine des comportements de déplacements, à la remise en cause d’une vision normative de la société en tablant sur l’autonomie des individus. Sur ce point aussi il est donc possible de faire le rapprochement, toute proportion gardée, avec l’épuisement des valeurs de la société fordiste. De nos jours, cette orientation initiale en faveur d’une souplesse accrue dans l’organisation de ses voyages est encore perçue par la clientèle du TGV. On peut par exemple comprendre ainsi le fait qu’elle paraisse valoriser fortement, au niveau symbolique, la possibilité de modifier son billet jusqu’au dernier moment. Même s’il se dit à l’intérieur de la SNCF que ce service est très peu utilisé dans la pratique.

La structure de recherche dont l’entreprise s’est dotée au milieu des années 60 est également tout à fait caractéristique de cette époque de renouvellement des méthodes fordistes. En effet, le « Service de la recherche » qui a été mis en place presque dès l’origine des réflexions sur la grande vitesse et dont le « système TGV » aura été la grande affaire est une structure plutôt originale pour l’époque. à ce titre, elle focalise l’attention des historiens (Ribeill, 1995, Fourniau et Jacq, 1995). Il s’agit d’une unité relativement légère, incapable en tout cas de mener à bien, seule, les recherches qu’elle entreprend. Elle est placée sous la dépendance directe de la Direction Générale de l’entreprise et a pour mission la réflexion stratégique. Elle est par nature transversale aux Directions techniques traditionnellement puissantes à la SNCF. Elle incorpore des ingénieurs plutôt jeunes, enthousiastes et aux compétences parfois totalement inédites dans le monde ferroviaire. Il s’agit en bref d’une structure aux contours étonnamment modernes, aujourd’hui encore, en tout cas en rupture forte avec le modèle pyramidal et hiérarchique caractéristique de l’organisation fordiste, et peut-être plus encore, de l’organisation ferroviaire. Sa disparition en 1975 est un événement symptomatique de l’immobilisme d’un « système TGV » désormais érigé en dogme et qui demeurera figé pendant presque 20 ans.

Pour autant que soit avérée la modernité du Service de la recherche, il convient d’insister aussi sur le poids déterminant de la tradition ferroviaire dans le processus d’innovation. Toute la démarche « d’invention » du TGV s’est en effet constamment appuyée sur l’acquis qu’a représenté la culture d’excellence technique de la société nationale, les compétences, les savoir-faire et la somme d’expérience qu’elle avait permis d’accumuler. Les témoignages recueillis par Jean Michel Fourniau et Francis Jacq (1995) en attestent largement.

Le rôle plutôt en retrait des industriels dans le processus de définition du concept puis de mise au point du train rapide est cohérent avec cette prégnance de la culture technique de l’opérateur. Ce partage des rôles révèle la puissance encore réelle à l’époque de l’entreprise publique qui domine le processus d’innovation, malgré l’effritement de ses positions de marché. Il traduit donc également une situation où l’initiative de l’innovation revient sans ambiguïté au secteur public. Sur ce point aussi, le TGV se distingue fortement de son concurrent Aérotrain ou encore des recherches allemandes ou japonaises sur les systèmes Transrapid ou Maglev à sustentation magnétique. Sous cet aspect, le modèle que constitue l’invention du TGV ressortit clairement d’une époque antérieure à la vague de libéralisation post-fordiste qui submerge aujourd’hui les services publics.

Les rapports du TGV à la politique d’aménagement du territoire sont eux aussi typiques des mutations de la crise du fordisme. On se remémorera tout d’abord le schéma spatial centre-périphérie dominant. La politique de déconcentration industrielle mise en oeuvre par la datar s’inscrit complètement dans ce cadre. Cette dernière remarque est loin d’être anodine quand on mesure le poids acquis par cette institution dans la France gaulliste. Par rapport au TGV, la datar, et derrière elle l’État, a montré d’emblée de fortes réticences (Picard et Beltran, 1994, p. 62). Elles peuvent être en partie attribuées à un réflexe que l’on peut qualifier de « fordien » tenant au fait que la construction de lignes ferroviaires nouvelles n’est pas, au contraire des autoroutes qui stimulent la diffusion de l’automobile, le support d’une consommation de masse (71). Ces réticences sont aussi dues à ce que élie Cohen dénomme Le colbertisme « high-tech » (Paris, Hachette, 1992), qui conduira à préférer l’Aérotrain proposé par l’ingénieur Bertin ou l’avion à décollage court au chemin de fer qui semble alors un système technique sans avenir (Beltran et Picard, 1995, p. 55, Kopecky, 1996). On peut surtout insister, pour éclairer ces réticences, sur la rupture du schéma spatial dominant introduite par le TGV. Le développement d’un système technique ayant pour vocation la desserte des grandes métropoles (72) et aboutissant au renforcement de la principale liaison radiale du pays ne pouvait que heurter fortement la datar. En constituant de fait une offre de transport adressée prioritairement aux grandes métropoles, le TGV est dès l’origine, sur ce point peut-être plus que sur d’autres, « post-fordiste ».

Notes
71.

()011En revanche, le TGV sera l’un des éléments structurant de la concentration de l’industrie ferroviaire française dans une logique de constitution de « champions nationaux » (Fourniau, 1995, p. 44 ; Picard et Beltran, 1994, p. 74).

72.

()011Le chef du « Service de la recherche », Bernard de Fongalland, insistera beaucoup sur cet aspect inter-métropolitain de l’offre ferroviaire à grande vitesse. Il en arrivera même à souhaiter, en 1983, que le sigle TGV ne signifie non plus « Train à Grande Vitesse », mais plutôt « Transport entre Grandes Villes » (le fait est abondamment rapporté, en particulier par Ribeill, 1995, p. 78).