Quelle est donc cette innovation ?

On arrêtera ici ce parallèle entre l’histoire globale du système productif et la petite histoire du « système TGV ». Plusieurs enseignements peuvent en être retirés.

La grande vitesse tout d’abord, témoin de la crise du fordisme, en porte la marque. Ce constat, ainsi énoncé, porte une part de trivialité. Pourtant, le fordisme était dominant à l’époque de « l’invention » du TGV, c’est à dire au moment où les principaux paramètres de ce système socio-technique ont été fixés. Les blocages que l’on peut aujourd’hui avancer n’étaient pas aussi perceptibles par les acteurs de cette époque. Rares étaient en tout cas ceux qui en faisaient les ferments de la crise que l’on a connue depuis. Or, et c’est sans doute sa chance, le TGV apportait des réponses dont une bonne part allaient se trouver en phase avec les mutations qui étaient encore à venir.

Le TGV ne doit pas cette chance au seul hasard. Sans doute pas non plus à la seule clairvoyance de ses géniteurs. La question n’est pas de savoir si un train à grande vitesse aurait pu ne jamais être développé sous une forme socialement viable. Pourtant, il est clair que l’histoire aurait pu être différente. Pour s’en convaincre, on peut énumérer quelques-uns des nombreux « grands désastres » (Balducci et Tessitore, 1998) des transports guidés à grande vitesse : l’Aérotrain, qui a failli être préféré au TGV, apparaît avec le recul une solution calamiteuse ; l’Avanced Passengers Train britannique, un train qui voulait beaucoup emprunter à la technologie aérienne, ne fut jamais au point ; la Direttissima italienne, la ligne nouvelle Rome-Florence, qui a attendu 20 ans son Treno de Alta Velocità , le Transrapid à sustentation magnétique allemand, a englouti des milliards de Deutchmarks sans conduire à une solution alternative satisfaisante. Des défaillances du système informatisé de réservation « Socrate » à la division par 2 en 30 ans de la part de marché en fret, il convient de souligner que les grands désastres ne sont pas l’apanage de nos voisins. En revanche, le TGV aura servi de stimulant, sinon de modèle, pour la grande vitesse ferroviaire européenne.

Une caractéristique importante de la genèse du TGV concerne les méthodes qui ont présidé à ce processus d’innovation. La nouveauté du train rapide est inscrite dans la modernité du « service de recherche », cela a été abondamment souligné. Une autre caractéristique est de s’appuyer sur une forte tradition d’excellence technique propre à l’entreprise ferroviaire. On retrouve la « double face » de tout objet technique, à la fois technologique et organisationnelle (Perrin, 1991). Cette combinaison entre l’ancien et le nouveau permet de comprendre en partie comment vitesse et pertinence sociale ont pu se trouver articulées. Elle est aussi, c’est en tout cas le point de vue adopté ici, éclairée par les spécificités macro économiques propres à cette époque. En effet, pour qu’elle se réalise, il était nécessaire que la société soit prête à accepter la modernité d’une structure de recherche tout à fait particulière, il fallait aussi que la tradition ferroviaire ne soit pas encore suffisamment ébranlée pour pouvoir fonctionner de manière positive, et pas seulement défensive.

Patrice Flichy (1995, p. 172) emprunte par ailleurs à Christopher Freeman la distinction entre innovation incrémentale et innovation radicale. La première est un processus continu à l’intérieur d’un cadre technique déjà défini et sur lequel le marché exerce une influence décisive. Au contraire, la seconde marque une rupture et apparaît très dépendante des initiatives de R&D. Chacun de ces types de processus d’innovation désigne donc des modes bien spécifiques d’articulation à la société qui en forme le contexte. En adoptant ce point de vue, la grande vitesse ferroviaire se rattache globalement au premier type : le TGV emprunte la totalité de ses principes à la technique ferroviaire classique, on a vu comment le processus s’est trouvé en partie « piloté par l’aval », par le marché. Cependant, la genèse du TGV porte en elle une part indéniable de radicalité, perceptible en particulier sur les aspects organisationnels, qu’il s’agisse de la structure du « service de la recherche », mais aussi d’un mode de commercialisation nouveau pour un service ferroviaire. Cette radicalité était sans doute nécessaire, dans une période où se dessinaient des évolutions majeures, afin que l’objet technique puisse trouver une pertinence sociale.

Après l’articulation technologie/organisation, on aperçoit donc une seconde combinaison entre continuité et rupture qui ne recoupe que partiellement la première. Mais à chaque fois, la dualité des plans d’analyse interroge les rapports du macro- et du micro-. C’est sans doute ce qui fait la richesse, pour l’analyse de l’innovation technologique qu’il constitue, de la confrontation entre la « petite histoire » de la naissance du TGV et les grandes évolutions macro-sociales qui lui sont contemporaines.

Mais cette mise en parallèle d’une analyse globale et d’une autre, plus spécifique, s’est doublée d’une articulation entre le passé – les processus d’épuisement du fordisme et de genèse du TGV – et le présent. Celle-ci reste évidemment très partielle. Pour envisager de manière moins étroite comment la grande vitesse ferroviaire s’insère dans les « tendances lourdes » de la société, il convient de dépasser ce regard rétrospectif.

Tourner la page du fordisme, donc, mais pour trouver quoi ? Tous les auteurs soulignent l’impossibilité pour nous, contemporains de ces transformations, de prédire la forme autour de laquelle se stabilisera un nouvel ordre productif. Personne n’est d’ailleurs en mesure d’affirmer qu’une telle stabilisation doive intervenir. Il ne s’agissait, à travers les lignes qui précèdent, que de prendre la mesure des évolutions en cours, des potentialités de transformations qu’elles recèlent. Il ne s’agira, dans les chapitres qui suivent, que d’explorer quelques paradigmes dont on a pu habiller le « post-fordisme ». On évoquera au chapitre 4 l’éventuel avènement de « la société d’information » parce qu’elle permet d’éclairer le motif d’usage principal du TGV. On terminera cette partie en abordant le thème de la globalisation (chapitre 5), parce qu’il reprend les traits les plus affirmés de l’économie nouvelle et permet d’envisager comment le TGV lui répond.