... à l’utopie de « la société d’information »

Ce double constat de croissance a évidemment renforcé la pertinence des analyses entrevoyant l’avènement d’une société post-industrielle. Dès 1973, Daniel Bell relevait le caractère selon lui inéluctable de la progression des services dans l’emploi (d’une part parce que la demande finale évolue, à mesure de l’augmentation du pouvoir d’achat, vers des « biens supérieurs » qui sont pour l’essentiel des services et en tenant compte d’autre part des gains de productivité plus élevés dans l’industrie que dans les services). Il décrivait alors une société dominée par la consommation de services collectifs (services publics, santé, éducation, loisirs...), reposant sur la maîtrise de connaissances et sur les contacts humains (interactivité) et fondée sur des valeurs moins individualistes et moins productivistes que celles de la société industrielle (Bell, 1973).

Cette vision résolument optimiste a rencontré un écho d’autant plus large qu’elle semble conforter dans leur attitude ceux que les technologies de l’information et de la communication fascinent. Alvin Toffler (1984) par exemple s’est fait le chantre de la disparition de la société de masse (production de masse, consommation de masse, mouvement politique de masse, armes de destruction massive, etc.) au profit d’une société de la diversité portée par les nouvelles technologies, en particulier l’informatique, qui seules permettent de gérer cette diversité (74). Ce type particulier d’analyses, attribuant aux innovations technologiques une responsabilité majeure dans les évolutions à venir, s’appuie, au moins au niveau des mentalités, sur une idéologie techniciste encore largement dominante aujourd’hui.

Faire de l’ordinateur le déterminant de notre avenir procède exactement du même raisonnement que celui qui consiste à faire de la machine à vapeur la cause de la révolution industrielle du XIXème siècle. Dans ce type de débat, on ne peut guère faire autrement que de s’en tenir aux enseignements de l’histoire. Les économistes Pierre Dockès et Bernard Rosier (1988) d’une part, l’historien des techniques Maurice Daumas (1996) d’autre part, dans deux ouvrages justement consacrés à ces questions montrent comment la révolution industrielle britannique a été préparée par plusieurs siècles d’évolution. Le remplacement progressif d’une agriculture de subsistance par une agriculture de rente a permis, dans un même mouvement chaotique, un premier phénomène d’accumulation capitaliste, la structuration d’une organisation marchande, l’émergence d’un marché intérieur, le développement d’une « proto-industrie » et de savoir-faire et enfin, la préparation des mentalités à l’acceptation par de vastes masses paysannes appauvries, des contraintes particulières du travail salarié (75). Les auteurs des deux ouvrages soulignent surtout que le décollage avait débuté avant l’apparition de la machine à vapeur. Sur ce point particulier, Bertrand Gille (1978, pp. 677-771) confirme la multiplicité des dimensions technologiques qui composent le « système technique » de cette période, dont la machine à vapeur n’est qu’un élément.

Pierre Dockès et Bernard Rosier envisagent alors cette innovation majeure dans le cadre d’une dialectique innovation/conflit. Dans ce jeu subtil d’actions et de rétroactions entre technologie et société, ils refusent toute causalité déterministe du premier terme vers le second (76). Puisqu’elle peut être argumentée, restons en à cette présomption, même à propos de la merveilleuse et ultime prothèse de l’humanité : cette petite plaque de silicium qui (avec quelques accessoires) prolongerait indéfiniment notre intelligence. On soulignera cependant que ce refus du déterminisme technique ne signifie pas que la technique ne dispose pas d’une part d’autonomie dans son développement. Cette idée est d’ailleurs reprise par tous les analystes contemporains de l’innovation technique (77).

Si le recul historique tend à condamner les approches trop simplement technicistes de l’émergence d’une société informationnelle, le problème de fond demeure. Société post-industrielle ou pas ? L’air du temps, qui rend plus frileux d’un point de vue idéologique, incite plutôt à adopter des positions plus nuancées, « ‘en terme de complexification et de complémentarité’ » pour reprendre un argumentaire de l’ouvrage pédagogique de Jean Gadrey. C’est aussi qu’un certain nombre d’évolutions qui paraissaient évidentes il y a dix ou quinze ans ne semble pas s’être totalement confirmé.

Ainsi, le caractère inéluctable de l’orientation de la consommation des ménages vers un relatif abandon des biens manufacturés est remis en cause, non seulement au niveau théorique (78) mais aussi par le maintien d’une demande importante en biens durables au cours des années 80 et 90. Parmi les éléments ne confirmant pas tout à fait les analyses décrivant le passage vers une société post-industrielle, il faut en outre mentionner l’apparition, au cours des mêmes années, d’une dynamique particulière relative aux services destinés principalement aux entreprises. Ce phénomène, dans lequel on peut voir un indice de la complémentarité des services et de l’industrie, vient en effet perturber les conclusions tirées sans doute un peu rapidement concernant l’évolution des valeurs de la société. Il s’avère donc que les perspectives lumineuses tracées il y a vingt cinq ans ne s’affichent pas avec autant d’évidence aujourd’hui. Ceci n’a rien pour étonner. Il convient sans doute d’en retenir la confirmation de ce que les évolutions majeures d’une société sont très peu lisibles par leurs contemporains.

Pour autant, toutes ces analyses ne sont pas sans intérêt. Elles ont en particulier le mérite de souligner le rôle de composantes immatérielles dans l’économie. En cherchant à en donner une mesure, elles ont mis en évidence l’inadéquation des outils habituellement utilisés (Triplett, 1999). C’est par exemple le cas des nomenclatures servant à ventiler la production entre différents types d’activité. En cherchant à comprendre le rôle capital rempli par l’information dans la production et les jeux de l’échange, ces mêmes analyses ont été contraintes de proposer à l’économie de nouvelles représentations de cet objet.

C’est ainsi que, loin du débat « marchandise ou service ? », Jacques Bonnet et Louis Reboud (1991), dans une recherche portant sur la place des services dans le développement économique de la région Rhône-Alpes, font un parallèle audacieux mais suggestif entre l’information et la monnaie. Ils décrivent, à l’image de la monétarisation d’une société, le processus « d’informationalisation » comme fonction de son développement économique et social. à chaque situation ses informations spécifiques et ses moyens de transmission et d’échange (79). Sur un thème moins original, les auteurs font également de l’information un bien économique aux caractéristiques particulières : « ‘elle n’est pas directement un bien productif, ni de consommation... Comme la monnaie, l’information peut revêtir différentes formes, circuler plus ou moins vite, avoir une durée de vie plus ou moins longue’ » (p. 12). Continuant leur raisonnement, ils insistent sur l’importance des circuits de transmission que l’information utilise et mettent en évidence un « secteur information » au rôle comparable au secteur « banques et assurances »(80).

Sans pousser plus loin ce débat, on notera pour conclure qu’un large consensus semble aujourd’hui s’établir pour mettre en avant le rôle prépondérant de l’information dans la société contemporaine plutôt que le caractère « post-industriel » de cette dernière. De même, tout le monde s’accorde globalement sur la portée potentiellement importante de la « révolution informationnelle » en termes de transformation sociale, mais chacun mesure également les tâtonnements, les inerties, le poids des autres dynamiques qui font qu’une transformation de l’ampleur annoncée n’est pas perceptible en tous ces aspects à l’échelle d’une vie humaine.

Notes
74.

()011On peut évidemment se référer aussi aux best sellers de cet auteur, Le choc du futur notamment.

75.

()011Edward P. Thompson (1979) confirme cette lente évolution de la structure et la gestion du temps – notamment du temps de travail – dans l’Angleterre préindustrielle, qui préparait l’avènement du capitalisme industriel.

76.

()011Le thème de l’interaction entre technologie et société est récurrent tout au long de l’ouvrage de Pierre Dockès et Bernard Rosier (1988). À propos de la révolution industrielle et du rôle de la vapeur, voir en particulier le chapitre 4, pp. 117-166.

77.

()011Ce thème central chez Bruno Latour est joliment illustré dans le champs des transports par Aramis ou l’amour de la technique (1992).

Pour un panorama complet des analyses de l’innovation technique, on pourra se reporter à (Flichy, 1995) et, concernant globalement les développements récents des techniques de l’information, à (Castells, 1996, en part. p. 75 et suiv.)

78.

()011D’après Jean Gadrey (1992, p. 31), Jonathan Gershuny répond à Daniel Bell en soulignant que « l’analyse de la demande des consommateurs en biens et en services ne doit pas s’appuyer directement sur des familles de biens et de services, mais sur des familles de satisfactions, de besoins ou de fonctions ». En posant le problème de cette manière, il s’avère que le remplacement des biens industriels par des services dans la consommation des ménages n’est pas aussi simplement automatique que l’envisageait Daniel Bell (Gershuny, 1978).

79.

()011Il n’est peut-être pas abusif voir derrière cette représentation l’esquisse du processus de diffusion de l’« informationalisation », ou même une nouvelle dimension de la diffusion de l’économie-monde capitaliste à l’âge de la globalisation. à propos de la monnaie, l’historien Fernand Braudel explique par exemple que jusqu’à la fin du Moyen-âge, l’islam médiéval domine (au sens économique) l’Europe. « Aucun état ne peut rivaliser avec ses monnaies d’or et d’argent ». La monnaie (l’information ?) est alors l’instrument de cette domination. « Si l’Europe médiévale, ajoute-t-il, perfectionne ses monnaies, c’est qu’elle doit faire ’l’escalade’ du monde musulman dressé en face d’elle ». La monnaie (l’information ?) dominante est la référence qui s’impose (Braudel, 1979, Tome 1, p. 386 et suiv.).

80.

()011Dans le même ordre d’idée, certains auteurs font de l’information « la ressource primordiale, plus encore que les traditionnels facteurs de production (capital et travail) » (Lanvin, 1986). Cela dit, ces visions macro-économiques occultent les processus de production et d’acquisition qui, au niveau micro, donnent sa valeur à l’information.