Le paradoxe de la productivité : une première limite à la société de l’information

Persuadé de leur intérêt, on pourrait arrêter là cette évocation des travaux diversifiés qui donnent à l’information un rôle fondamental dans le devenir de la société. Mais il convient d’attirer l’attention sur un point essentiel, qui s’avère commun à toutes ces analyses. En effet, tous ces travaux, tournés dans leur ensemble et de manière plus ou moins explicite vers l’analyse prospective, présentent la caractéristique de considérer la « montée de l’information » comme une donnée sur laquelle il n’y a finalement pas lieu de revenir. Lorsque l’on fait de cet événement l’un des principaux déterminants du futur, il est certes rassurant de considérer ce qui constitue la base du raisonnement comme un mouvement inéluctable. Pourtant, cette évolution, d’ordre social autant que strictement économique, n’est pas apparue ex nihilo. Elle prend corps dans la société dans la mesure où elle permet par exemple à celle-ci de répondre à des besoins qui s’exprimeraient avec force ou encore de surmonter des blocages importants. Ces réponses, seules, sont susceptibles de donner un sens à ces transformations. C’est peut-être parce que ces significations économiques, sociologiques ou politiques sont souvent oubliées que le thème de la communication est tant de fois abordé de manière incantatoire. Une première brèche dans ce dogme de l’irrésistible ascension de l’information est ouverte par les réflexions qui mettent en relation cette évolution avec la question de la productivité.

De nombreux auteurs ont relevé la faiblesse des gains de productivité que l’on peut observer dans les activités liées à la production ou au traitement de l’information. Avant d’aborder ce thème, il faut, avec Jean Gadrey (1992, pp. 69 et suiv. ; 1996), mettre en garde face aux difficultés que pose l’utilisation d’un concept fondé sur la possibilité de repérer et d’isoler des produits clairement identifiables et dont on peut suivre les coûts de production (81). Les services en général, et les services à « haute intensité informationnelle » en particulier se prêtent mal à cet exercice. Et de citer l’exemple, entre autres, des ingénieurs-conseils, dont le volume d’honoraires sert, dans les comptes nationaux, à évaluer à la fois le volume de travail et le volume de production, méthode « ‘conduisant par définition à annuler tout espoir d’enregistrer des gains de productivité’ ».

Il n’en reste pas moins, qu’à un niveau macro-économique, les gains de productivité mesurés des activités d’informations demeurent systématiquement en dessous de ceux du secteur « de production et de distribution de biens et de services physiques ou matériel », pour reprendre la classification de Jean Voge (1985). Cet auteur, qui s’appuie sur l’exemple des états-Unis, met ainsi en évidence une croissance importante et de long terme de la consommation d’information par ce secteur, non seulement en volume, mais surtout en coût. Il souligne également que « ‘la productivité apparente des travailleurs de l’information ou cols blancs est restée quasi-stagnante, environ 3200 dollars (1972), du début du siècle à nos jours, alors que celle des cols bleus et des travailleurs agricoles augmentait dans un rapport voisin de sept’ ». Il résulte de ce double constat que « ‘les frais généraux informationnels d’organisation et de régulation du secteur ’matériel’ ont crû ainsi entre 1947 et 1983 de 30 à 45% du produit national, tandis que la valeur ajoutée résiduelle dont ce secteur a disposé pour rémunérer, développer et moderniser la production est tombée de 68 à 53%’ ».

Une publication récente émanant du Department of Commerce américains (Henry et alii, 1999), confirme pour la période 1990-1997 ce constat en lui apportant quelques nuances importantes. Cette étude distingue deux types d’activités pour lesquelles elle fournit le taux de croissance annuel de la valeur ajoutée par travailleur : celles qui consistent à produire les technologies de l’information (qu’il s’agisse de biens ou de services) atteignent la valeur remarquable de 10,4%, celles qui font un usage intensif de ces technologies connaissent un taux légèrement négatif (-0,1%). Ces valeurs sont à comparer à la croissance de la valeur ajoutée par travailleur dans l’ensemble des activités (hors services non-marchands et agriculture) : +1,4%. On voit qu’un investissement élevé en technologie de l’information ne garantit nullement des gains de productivité particuliers.

En revanche, le rapport américain met en évidence un effet spécifique de croissance de la productivité concernant les activités utilisant les technologies de l’informations de manière intensive pour produire des biens et non des services (+2,4%/an). Enfin, il constate la place encore restreinte, mais fortement croissante, des activités de production des technologies de l’information, auxquelles il attribue finalement un rôle moteur dans la croissance forte et durable qu’a connue l’économie américaine tout au long des années 90 (82). Quoi qu’il en soit, le paradoxe de la productivité des ordinateurs reste posé.

Pour Jean Voge, la « société d’information » est alors en crise. En crise parce qu’elle « pompe » littéralement les revenus du « secteur matériel », freinant le développement et notamment la croissance de la productivité de ce dernier (83). En crise parce que le « secteur de l’information » est lui-même dans l’incapacité de prendre le relais concernant les gains de productivité, malgré les progrès spectaculaires des performances des technologies d’information et de communication. Jean Voge met en avant le décalage que l’on peut constater entre d’une part ces performances technologiques remarquables, et d’autre part ce qu’il appelle les usages. Il note par exemple « ‘qu’il faut en moyenne quatre appels [téléphoniques] professionnels pour trouver son interlocuteur’ », que « ‘7% de l’information produite au Japon en 1982 a été réellement utilisée, contre 11% dix ans plus tôt’ » (84). Il dresse ainsi le constat de la faillite de la technologie à augmenter la productivité du « secteur d’information », et, à travers lui, de l’économie tout entière. Il conclut que le blocage provient de l’inadaptation des structures usuelles des organisations aux nécessités de circulation de l’information. Et d’opposer les structures classiques dans notre société – organisations hiérarchiques et pyramidales – qui génèrent des opacités et des goulots d’étranglement, aux organisation cellulaires, ou encore « en réseaux », qui donneraient enfin son efficacité à une information qui circulerait librement. Le discours présenté ici ne rompt donc pas avec une représentation de l’avenir dominée par la communication. Par contre, il brise la vision idyllique d’un phénomène de société qui se développerait naturellement, sans conflit, sans blocage et pour notre plus grand bien. Sur le pourquoi de ce phénomène, enfin, nulle réponse de ce côté.

De la même manière, Manuel Castells dresse assez précisément le constat d’une atténuation de la croissance de la productivité à partir des années 70. La chronologie invite donc à lier cette évolution à l’apparition et à la diffusion des technologies de la communication. Cependant, il analyse longuement ce qui lui paraît être un faux-semblant. Il souligne à son tour les difficultés de mesure de la productivité des services. à la suite de Robert Solow (diverses coupures de presses citées par Henry et alii, p. 25), il explique en partie le « paradoxe de la productivité » par les délais historiquement longs pour qu’une innovation majeure provoque une hausse sensible de la productivité (apparu en 1880, le moteur électrique n’aurait fait sentir ses effets de ce point de vue qu’à partir de 1920). Enfin, il relève les évolutions discordantes de la productivité dans l’industrie et dans les services, les signes tout récents d’un relèvement général de la productivité (85)... Sur ce point pourtant, l’auteur ne conclut pas. Refusant délibérément tout scepticisme, il laisse cependant le soin à l’histoire de dire si la « révolution informationnelle » est effectivement porteuse de productivité. En revanche, il affirme que la course à la profitabilité et à la compétitivité est, avant la recherche de la productivité, le véritable moteur de la diffusion des innovations informationnelles dans l’économie à qui il trouve donc un fondement (Castells, 1996, en part. pp. 98-121).

Notes
81.

()011Jean Gadrey estime que la mesure de la productivité reste possible lorsque « les prestations consommées [du service considéré] peuvent être qualitativement définies selon des normes techniques ou sociales, d’une façon suffisamment codifée pour autoriser les comparaisons ». Il estime néanmoins que le « produit direct » de la prestation de service laisse souvent « apparaître une pluralité de formes et de mesures possibles » qui doivent être envisagées même si la « structure sociale » tend à n’en privilégier qu’une. En outre, il insiste pour que l’on s’efforce de prendre en compte les « résultats indirects, c’est à dire [les] effets de la consommations du services par les utilisateurs » (Gadrey, 1996, pp. 99-100). à travers ces recommandations, on distingue la majeure partie des insuffisances qui affectent les mesures habituelles de la productivité.

82.

()011Le parti-pris systématique de ce rapport, dont l’objet est sans ambiguïté de mettre en évidence l’impact positif des technologies de l’information, est néanmoins symptomatique d’un a priori qui mène à la limite de l’imposture. Les auteurs, par exemple, ne remettent en cause la validité des mesures de productivité qu’ils utilisent qu’au moment où ils se trouvent confrontés aux résultats, qu’ils jugent aberrants, indiquant une décroissance de la productivité dans certaines activités de services fortement utilisatrices de technologies de l’information. C’est à ce propos seulement qu’ils vont poser les questions auxquelles Jean Gadrey s’efforce de répondre (voir note précédente). En revanche, quelques pages auparavant, ils avaient accepté avec enthousiasme la valeur de 23,9% pour la croissance annuelle de la productivité apparente dans le secteur de la production des biens appartenant aux technologies de l’information. Pourtant, cette mesure concernant une industrie, certes manufacturière, mais impliquée dans une évolution technologique exponentielle, pose exactement les mêmes problèmes de spécification, de comparabilité de la production et de prise en compte des résultats de l’utilisation finale que la mesure de la productivité dans les services (Petit, 1998b). Il est bien évident qu’il est plus facile pour une officine gouvernementale américaine de marquer sa confiance, en 1999, dans les nouvelles technologies que l’inverse. Dans des publications moins officielles, on trouve cependant des regards plus distanciés. Jack E. Triplett (1999) par exemple, avant de s’attaquer aux problèmes de mesure de la productivité, juge utile de confirmer le ralentissement de la productivité.

83.

()011Prenant à contre-pied cette analyse, Marc Uri Porat (1977) avance au contraire l’hypothèse selon laquelle le système de production industriel serait désormais en mesure de libérer des surplus au profit de l’activité de traitement de l’information. Vision optimiste ou pessimiste, on note cependant que les processus décrits son presque identiques.

84.

()011Bien sûr, il serait cependant naïf de postuler « que toute information circulant dans une organisation doit nécessairement y être “consommée” » (Le Moigne et Vidal, 2000, p. 55).

85.

()011Une analyse récente concernant la France constate pourtant encore, avec les réserves d’usage, une diminution de la productivité globale des facteurs, par comparaison des périodes 1975-1990 et 1990-1997. Elle se décompose ainsi : hausse de la productivité du capital dans le secteur manufacturier, mais baisse dans le tertiaire et baisse globale de la productivité du travail, mais plus marquée dans les activités tertiaires. Le titre de l’article pose alors innocemment la question : « Le progrès technique a-t-il ralenti depuis 1990 ? » (Accardo, Bouscharain et Jlassi, 1999)