Un triple fondement

On peut avancer trois séries de nécessités pour comprendre les fondements de l’avènement de ce phénomène dans la société : une nécessité d’ordre idéologique, une nécessité d’ordre politique, et enfin une nécessité d’ordre économique.

Nécessité idéologique

Dans un essai portant sur L’utopie de la communication (1992), un sociologue français, Philippe Breton, présente une lecture particulièrement limpide de la genèse de l’idéologie de la communication. Il s’agit à son avis d’une réaction face à la barbarie. Il fait ainsi de l’année 1942 la date charnière. Cette année-là, insiste-t-il, voit la mise en oeuvre de manière décisive des opérations d’élimination systématique des populations jugées impures par les nazis (juifs et tziganes, mais aussi homosexuels et malades mentaux). C’est aussi, sans pour autant ramener ces deux horreurs au même niveau, l’année durant laquelle les alliés ont pris le parti de privilégier les « bombardements stratégiques » des villes allemandes sans beaucoup d’égard pour les populations civiles. Parmi ces événements, retenus ici pour la négation de la valeur humaine qu’ils symbolisent, l’utilisation, trois ans plus tard, de la bombe atomique contre des populations civiles japonaises occupe évidemment une place prépondérante.

Ainsi sont atteints « les sommets de la barbarie ». Mais cette barbarie est le fruit d’idéologies et d’utopies développées depuis le XIXe siècle et menant forcément à l’exclusion suivant un chemin que l’on peut décrire en trois temps. Dans un premier temps, le constat est dressé « qu’il s’agisse du libéralisme comme idéologie, du communisme ou des prémisses du fascisme et du nazisme, chacun des projets de société qui sont à l’oeuvre postule un arrêt de l’histoire et le début d’une nouvelle période, plus que millénaire, de bonheur et de stabilité » (p.82). Ensuite, « une autre caractéristique des idéologies nées au XIXe siècle est le fait qu’elles postulent toutes, pour parvenir au but, le retranchement de la société d’une partie de ses membres, jugés soit trop faibles ou indignes, soit historiquement dépassés, soit d’emblée étrangers. Dans ce sens, elles sont toutes des idéologies de la purification » (p.83). La troisième étape naît du développement de ces idéologies et provoque un « effondrement des valeurs » pendant cette « seconde guerre de trente ans » qui correspond aux années 1914-1945 (deux guerres mondiales, montée des nationalismes et instauration de régimes fascistes en Europe, mise en place du système stalinien, crise économique, renforcement des colonialismes, ...quelle époque en effet ! quand bien même une cynique comparaison avec d’autres périodes bénies – la nôtre par exemple – semble bien tentante).

En 1942, au sommet de la barbarie, Philippe Breton situe également l’acte de naissance d’une idéologie nouvelle, « post-traumatique », destinée à remplacer les idéologies d’exclusion anciennes qui avaient amené le monde au chaos. Il s’agit d’une réaction des scientifiques – américains à l’origine – pris entre la nécessité et la sincérité de leur engagement dans la guerre d’une part, et la responsabilité de l’horreur d’Hiroshima de l’autre. Une réaction idéologique ou morale donc, mais corroborée par l’évolution de plusieurs champs thématiques. L’idéologie de la communication apparaît en effet au moment où la cybernétique vient fédérer les préoccupations de mathématiciens, de physiciens, de biologistes et de médecins, voire d’anthropologues qui vont apercevoir dans « l’existence de relations entre des éléments séparés dans leur apparence » la possibilité de traiter ensemble un certain nombre des questions qu’ils se posent chacun dans leur spécialité. La nouvelle idéologie vient donc au monde dans un berceau unificateur.

Il y a bien, au départ de cette effervescence, apparition d’un nouveau champ scientifique qui tend à s’ériger en discipline : la cybernétique. Comme le note Armand Mattelart (1992, p. 161), à ce champ scientifique est immédiatement adjoint par Nobert Wiener, – qui joue le rôle de père fondateur – un contenu idéologique fort. Au départ d’un point de vue scientifique, il s’agit « d’interpréter le réel tout entier en terme d’information et de communication », « de reconnaître la communication comme valeur centrale pour l’homme et la société ». Mais le souci premier est la nécessité de lutter contre le chaos social qui menace le monde d’effondrement. Aussi, la notion de système ouvert, favorisant la circulation de l’information est-elle mise en avant comme seule susceptible de ralentir l’inexorable montée de l’entropie, de reculer « la mort thermique du monde ».

Dès cette époque souligne Philippe Breton – il s’agit, rappelons-le, des années 40 – « tous les fondements d’une nouvelle idéologie, à consonance fortement utopique, commencent à être réunis ». Celle-ci décrit « un homme nouveau », qui « ‘tire son énergie et sa substance vitale non de qualités intrinsèques [...], mais de sa capacité, comme individu ’branché’, connecté à ’de vastes systèmes de communication’, à collecter, à traiter, à analyser l’information dont il a besoin pour vivre’ » (p.52). Parallèlement, « ‘la nouvelle société s’articule autour du thème de la transparence sociale’ ». « ‘Pour la première fois peut-être depuis que le principe d’utopie est à l’oeuvre, note alors Philippe Breton, on imagine une société nouvelle dont la construction ne requiert pas une purification préalable, puisque son principe de fonctionnement est justement, non pas l’antagonisme ou le conflit, mais la communication et le consensus rationnel. Tout le monde, sans exception, fait partie de la société de communication [...]’ » (p.55).

La diffusion de ces valeurs consensuelles empruntera divers canaux au sein de la pensée scientifique et de la littérature, de science-fiction en particulier. Les futurologues qui mettent en scène un fort déterminisme des nouvelles technologies de l’information et de la communication ont par ailleurs déjà été évoqués. évidemment, l’ambiance tout à fait particulière qui prévalait au début des années 70 parmi les individus qui jetaient justement les bases de l’informatique personnelle confirme cette imbrication entre innovation technique et idéologie. Manuel Castells, qui a épluché la littérature concernant cette période le confirme : « ‘[...] l’épanouissement technique qui se produisit au début des années 70 se rattache à la culture de la liberté, de l’innovation individuelle et de l’esprit d’entreprise née sur les campus américains au cours de la décennie précédente’ » (Castells, 1996, en part. p. 27, puis pour un historique plus documenté, p. 51 et suiv.). Armand Mattelart (1992, p. 150) souligne ce que doit ce courant au « creuset anarchiste » qui a en particulier influencé McLuhan.

Plus originale est cette « imprégnation par les usages » dont Philippe Breton fait état. Il s’agit de souligner que « la communication comme valeur, notamment dans ses aspects les plus utopiques, ne s’est pas diffusée dans la société uniquement par la voie de la contamination directe des idées ». Mais que, « ‘malgré les détournements dont les techniques peuvent être l’objet – et parfois grâce à eux –, chaque micro-usage d’une machine à communiquer provoque un partage implicite des valeurs dont elle est porteuse’ » (p. 104). Voici l’ordinateur décrit sous les traits d’un « cheval de Troie de l’utopie de la communication » introduit dans notre société (86).

Voilà envisagée l’histoire des technologies de la communication sous l’angle idéologique d’une espèce d’anarchisme high-tech qui, jusqu’au développement récent de l’usage de l’Internet, l’a fortement marqué. On ne poussera pas davantage dans cette voie. En effet, bien d’autres choses en déjà ont été dites, là encore mieux qu’elles pourraient l’être ici, plus à propos également. De nombreuses analyses critiques ont en particulier été avancées. Les plus pertinentes mettent en cause de manière fondamentale la représentation univoque d’un homme « sans intérieur » et d’une société où tout circule par essence. On reviendra sur ces critiques.

Malgré sa lisibilité, cette histoire n’est pas si simple. Si l’on peut les mentionner plus rapidement, il convient néanmoins de ne pas omettre au moins deux autres sources également déterminantes dans les processus de genèse de ces technologies. La première est bien représenté par le lobby militaro-industriel américain qui, dès l’origine, a soutenu, financé et orienté les grandes avancées. On caricaturera la situation en posant qu’il est porteur d’un idéal de société très structurée totalement opposé à l’utopie communicationnelle. Cette réalité alimentera à l’évidence la réaction techno-libertaire évoquée par Manuel Castells. S’appuyant d’abord sur ce lobby, profitant ensuite de la part de rêve que la vision libertaire des technologies de communication porte en elle, l’autre support de ces innovations est, dès l’origine, industriel, marchand, et d’inspiration libérale. On y reviendra.

à travers ce melting pot idéologique, on peut d’ores et déjà apercevoir que, au-delà de l’apparence anecdotique que la mise en exergue systématique de l’année 1942 pourrait prendre, l’émergence de l’utopie communicationnelle est un phénomène parfaitement inscrit dans son époque, qui est encore la nôtre.

Notes
86.

()011On peut rapprocher ces réflexions d’une remarque de Maurice Daumas (1991, p. 173) qui note, à propos de l’industrie électronique, un « effet de récurrence technologique » nouveau dans l’histoire. Il s’agit du constat qu’elle « fait appel à ses propres créations pour développer en qualité et en quantité sa propre production ».