Nécessité politique

Une première manière d’apercevoir la nécessité politique à laquelle répond le développement d’une société de communication est de s’en tenir aux mots : la communication est indispensable pour « faire de la politique ». Indispensable pour gouverner tout d’abord, en suivant ainsi une chronologie historique. Il n’y a pas lieu d’insister ici sur le parallèle que l’on peut tracer, au minimum tout au long des trois derniers siècles en Europe, entre le mouvement d’intégration politique croissante des différents états d’une part, et le développement des moyens de communication de l’autre. Il suffit peut-être uniquement de rappeler qu’avant même la nécessité de s’informer et d’ordonner, c’est la diffusion de ses symboles, et en premier lieu de ses symboles d’autorités, qui s’impose à l’état. Ce n’est qu’à travers l’acceptation de ces symboles par chaque individu qu’il peut exister (87). La communication est également indispensable au combat politique : le rôle capital de la presse et de sa liberté au cours de notre histoire est l’évidence de ce lieu commun.

Au-delà de ce premier niveau de perception, on peut choisir de placer à la base du raisonnement les enjeux de pouvoir liés à la maîtrise des moyen de production et de diffusion des informations. Dans son Histoire de la communication moderne (1991), Patrice Flichy montre bien comment, depuis la révolution française, la logique du pouvoir a fait du contrôle étatique du réseau de télégraphe optique, puis du télégraphe électrique, une nécessité. Il s’agissait bien entendu de renforcer l’emprise du gouvernement sur le territoire (la première ligne du télégraphe optique de Chappe a été établie pendant la Révolution pour relier la Convention à l’armée du nord en opération aux frontières). Mais dans le même temps, il s’agissait de soustraire cet outil aux ennemis de l’extérieur et surtout de l’intérieur. Ainsi, les avantages que l’état révolutionnaire relève dans le système de Chappe tiennent à la facilité à en assurer la surveillance et au caractère inviolable des messages qui y transitent codés. Plus tard, lorsqu’il s’agira de permettre l’usage du télégraphe électrique par le public, l’état résistera en argumentant sur le danger de faire du « fil qui chante » un instrument de complot. Il imposera finalement un contrôle policier strict. En France, la même logique de maîtrise étatique des outils de communication perdurera, à propos de l’audiovisuel, jusqu’au début des années 80.

La logique de maîtrise étatique a fait long feu. Elle n’est pas morte, mais elle est, aujourd’hui, à l’évidence largement dépassée en matière de communication par des réalisations techniques, des modes d’organisation et des usages sociaux qui échappent au strict pouvoir politique (88). Pourtant, si l’on considère le rôle de l’état dans la formation d’un espace économique capitaliste, il est possible d’effacer cette rupture apparente. En effet, tant dans une perspective marxiste que pour les économistes libéraux, l’état assume une fonction essentielle de régulation de la société nécessaire au développement de l’économie capitaliste. Envisagée sous cet aspect, la mainmise étatique sur les moyens de communication ne répond plus seulement à de stricts enjeux de pouvoir, mais aussi, donc, à cette logique de régulation sociale. La continuité que l’on retrouve tient alors dans le fait que, si elle a évolué quant à ses instruments, sur le fond cette logique perdure jusqu’à l’époque présente.

L’état est longtemps apparu être un outil parmi les plus efficaces pour réguler le fonctionnement de cette activité sensible et faire en sorte qu’elle participe au mieux au développement de l’économie capitaliste. Outil d’autant plus efficace que, à chaque fois que cette sphère capitaliste devenait assez mûre pour prendre en charge elle-même tel ou tel usage, tel ou tel réseau technique, l’état a su s’effacer – non sans contradictions – pour lui laisser la place. Patrice Flichy donne ainsi plusieurs illustrations de cette évolution. L’ouverture du télégraphe aux communications privées, principalement celles de commerçants et surtout d’opérateurs boursiers, est l’un de ces exemples. Lorsque le problème commence à être posé, la première réaction des gouvernants, outre l’argutie militaro-policière déjà évoquée, s’appuie sur une conception pour laquelle l’information est un bien collectif qui ne peut être accaparée par quelques « spéculateurs » sous peine de graves dérèglements sociaux. De cette position de résistance, voire de refus, on glisse, selon un processus plus ou moins linéaire suivant les pays, vers une situation où l’ouverture au public de ces moyens modernes de communication est reconnue nécessaire à la prospérité des affaires, et en ce sens parfaitement conforme à l’intérêt général.

On perçoit bien, à travers cet exemple, les deux versants de cette logique régulatrice. D’une part, réguler a tout d’abord signifié contrôler le système de communication. C’est un tel rôle coercitif de limitation, voire de confiscation de l’usage qui fut dans un premier temps dévolu à l’état par, ou plutôt avec l’accord tacite d’une sphère marchande et capitaliste encore fragile. Cette dernière cherchait ainsi à se protéger des ravages qu’un jeu spéculatif trop intense, renforcé par une information trop rapidement accessible à quelques-uns seulement, ne manquerait pas de causer à l’intérieur même de ses rangs. On peut y voir la réaction d’une bourgeoisie capitaliste, considérée en tant que collectivité, que classe sociale si l’on veut, encore trop peu sûre d’elle-même et de sa capacité de survie dans cette première moitié du XIXe siècle. Elle sait, en particulier, ne pas posséder en son sein de capacité de régulation d’un jeu – la spéculation boursière – qui l’attire et l’effraie en même temps. Mais justement parce qu’un tel outil de spéculation ne pouvait pas rester inutilisé, la logique de régulation va se trouver complètement renversée pour passer à l’âge mûr. D’instrument dont on doit s’interdire l’usage, le télégraphe va devenir un instrument dont on doit organiser le fonctionnement efficace, car il devient lui-même, à travers la transparence de l’information que permet son usage généralisé, un instrument d’intensification et de régulation du jeu boursier. Cette évolution ne devient possible, donc nécessaire, qu’à mesure du renforcement de la structuration sociale de la bourgeoisie capitaliste.

Cette fonction régulatrice qu’acquiert le système de communication à mesure qu’il pénètre le domaine privé ne concerne pas uniquement l’activité économique. Dans l’ouvrage déjà cité, Patrice Flichy analyse également comment, en ce qui concerne les états-Unis, l’usage du téléphone par les particuliers au début du vingtième siècle est à mettre en relation avec les nouvelles formes d’urbanisation qui affectent les villes américaines à cette époque. Il commence son raisonnement en décrivant les caractéristiques particulières du développement de l’habitat individuel en zone suburbaine – phénomène général, touchant l’ensemble des grandes cités et qui avait débuté avant l’apparition du téléphone. Il souligne ensuite le risque, consécutif à une semblable évolution, de dilution des liens de sociabilité qui, auparavant, s’établissaient dans le quartier – dense – de la zone d’habitation précédente. S’appuyant en particulier sur un ouvrage collectif consacré à l’histoire sociale du téléphone aux états-Unis (de Sola-Pool, 1977), il montre enfin comment l’usage qui est fait du téléphone par les ménages vise justement à resserrer ces liens malgré l’éloignement géographique.

Cet exemple est éclairant dans la mesure où l’on y voit une logique de régulation sociale pénétrer au coeur de l’usage privé du système de communication (de télécommunication en l’occurrence). En effet, à travers la pratique à laquelle il donne lieu, le téléphone prend d’une certaine manière en charge les conséquences de modifications urbaines qui lui sont largement étrangères. Plus globalement, ces nouveaux moyens de communication, ces nouveaux intermédiaires de communication pourrait-on dire, viennent panser les plaies d’une société qui n’en finit pas de restreindre les opportunités d’échanges directs entre les individus ou les groupes qui la composent. C’est une fuite en avant, un double jeu, où chaque technologie nouvelle approfondit encore ces tendances à l’éclatement, mais où, dans le même temps, tous ces médias nouveaux s’emploient, ou plutôt sont employés à boucher les trous du tissu social, à rendre vivable ce qui ne pourrait plus l’être sans eux (89). Nécessité politique d’une société de communication, nécessité sociale tout à la fois.

Notes
87.

()011Cette dimension symbolique est soulignée par Régis Debray à travers le raisonnement suivant : « Personne n’a jamais vu l’état ». « Une collectivité est régie par un état lorsque le lien de soumission d’homme à homme est remplacé par une subordination de principe. Cette dépersonnalisation de l’obéissance crée l’institution, avec son double impératif de légitimité et de continuité ». « [Le consentement des individus] suppose une domination symbolique, par laquelle les assujettis incorporent les principes de leur propre sujétion ». « C’est précisément parce que l’état est lui-même invisible et inaudible qu’il doit à tout prix se faire voir et entendre, par métaphores » (Debray, 1993, pp. 65-66).

88.

()011Ainsi le développement du télécopieur s’est-il imposé dans les années 80 indépendamment de la volonté de l’état qui, en France, avait opté en faveur du Minitel (Normand, 1995).

89.

()011C’est en partie ainsi que l’on peut interpréter le constat de François Ascher (1995, pp. 57-59) selon lequel le développement du téléphone s’est articulé avec une croissance de la mobilité.