Nécessité économique

Suite à l’évocation de la spéculation boursière il y a quelques lignes seulement, on peut presque considérer la nécessité économique du développement d’une société de communication comme une évidence tant il est clair qu’à ce jeu, c’est celui qui sait avant les autres qui gagne. Du réseau privé de courrier mis en place par la maison Rothschild au tout début du siècle précédent aux « délits d’initiés » contemporains, tout concorde pour prouver que se trouve dans ce monde de la finance une puissante exigence de communication.

De manière moins schématique certes, la même exigence traverse une bonne part des autres activités économiques. Qu’il s’agisse de s’informer, de connaître, de prévoir ou d’anticiper – c’est tout un – l’état du marché, son environnement socio-politique, les forces et faiblesses des concurrents ou les dernières avancées technologiques dans son domaine, c’est toujours le même moteur concurrentiel qui pousse à consommer et à produire de l’information. Que l’on ajoute un environnement qui se complexifie, une aire d’échange qui se mondialise, on aura déjà largement compris le phénomène. La dynamique qui pousse au développement de la communication dans notre société est en premier lieu économique. Elle tient, comme le précisait Manuel Castells, à l’exigence de profitabilité et de compétitivité.

Bien que l’essentiel tienne dans les paragraphes qui précèdent immédiatement, on peut tenter d’aller plus loin en envisageant la manière dont cette logique économique fondamentale réussit à intégrer les autres dimensions déjà évoquées. Le découpage rigide qu’impose la clarté de l’exposé montre bien ses limites lorsqu’il s’agit d’aborder des thèmes qui, par essence, traversent notre société de part en part. La recherche des racines de l’émergence d’une société de communication n’échappe pas à la règle. Aussi, ne s’étonnera-t-on pas d’avoir déjà entrevu de l’économique dans le politique ou de deviner quelque articulation entre l’idéologie utopique de la communication et les valeurs dominantes du libéralisme.

Du politique à l’économique, l’affaire est entendue. Il est acquis que le développement de la sphère économique capitaliste s’appuie aussi sur la capacité de l’état à assumer sa fonction régulatrice. Mais les liens qui apparaissent ainsi entre ces deux domaines de la vie sociale sont de nature plus profonde. Pour Pierre Rosanvallon, au-delà des mots et au-delà de la fonction que la sphère capitaliste assignerait à l’état, libéralisme économique et libéralisme politique sont intimement liés. En introduction de son Histoire de l’idée de marché (1989), il affirme d’emblée que dès l’origine, au XVIIIe siècle, le concept de marché s’érige en réponse « sociologique et politique » à celui de contrat. « ‘L’affirmation du libéralisme économique traduit l’aspiration à l’avènement d’une société civile immédiate à elle-même, autorégulée. Dans la société de marché, c’est le marché (économique) et non pas le contrat (politique) qui est le vrai régulateur de la société (et pas seulement de l’économie)’ ».

Certes, dans le corps de son ouvrage, puis en conclusion, l’auteur met fermement en garde le lecteur contre le danger qu’il y a à confondre « l’utopie libérale », qui consiste justement à faire du marché le grand principe de régulation de toute la société, et la pratique ou l’idéologie de la bourgeoisie qui, parce qu’à compter du XIXe siècle elle est « en situation de gestion de la société », voit son programme réduit « ‘à la direction de la société en fonction de ses intérêts propres’ ». L’utopie libérale, confrontée dès cette époque à sa propre réalité économique, est alors contrainte de changer de nature. Elle ne peut qu’abandonner, en tant qu’utopie, le terrain économique pour investir explicitement le politique. Ce faisant, « ‘arithmétique des passions, harmonie des intérêts, fraternité universelle : c’est la même représentation de l’homme et de la société qui est à l’oeuvre’ ».

On voit ainsi comment le même idéal de l’information pure et parfaite a depuis longtemps débordé du seul cadre de l’économie pour se répandre dans l’imaginaire politique. Quoique très couramment admise, cette transposition éclaire du même coup la dimension politique du développement d’une société de communication sous un angle encore différent de ceux envisagés plus haut. Mais le retour à cette représentation libérale de l’individu et de la société permet également de revenir sur la manière très ambivalente dont l’utopie communicationnelle décrite par Philippe Breton parvient à trouver sa place et à prospérer au sein du mode d’organisation, très largement imprégné de conceptions libérales, qui prévaut dans le monde occidental.

D’un côté, la manière dont cette vision d’une société en réseau s’inscrit en réaction face à l’ensemble des vieilles pensées – dont le libéralisme – fondées sur l’exclusion a été suffisamment soulignée. Mais d’un autre côté, il semble que cette idéologie présente toutes les caractéristiques qui lui permettent de s’insérer dans le système libéral, d’être absorbée par lui. On peut bien sûr rappeler l’évident rapprochement entre l’information transparente et la concurrence pure et parfaite des néo-classiques, dont l’idéal est maintenant étendu à la sphère politique. Plusieurs autres réflexions peuvent être avancées à ce propos.

On peut tout d’abord revenir sur le caractère consensuel de cette idéologie « sans ennemi ». Puisqu’elle ne peut le rejeter, elle se retrouve ainsi presque prédisposée à rencontrer un libéralisme dominant avec qui elle partage, entre autres valeurs, la confiance en la rationalité et un certain individualisme. On peut s’appuyer sur le discours combatif de Philippe Engelhard (1996) pour mettre en lumière une collusion forte entre l’idéologie libérale et l’idéologie de la communication. Dans son essai L’homme mondial, cet auteur attaque vigoureusement « le projet universaliste de la raison libérale » (p. 250 et suiv.). Il dénonce l’optimum paretien en ce qu’il constitue « un optimum interindividuel », et non « un optimum social ». En effet, ce modèle repose sur une hypothèse de séparabilité des préférences des agents qui signifie, en reprenant une expression de Jean-Pierre Dupuy, que les individus sont absolument indifférents les uns aux autres. Il s’agit là pour Philippe Engelhard d’une négation du principe même d’une organisation sociale autre que la société ouverte universelle. La raison libérale entre en contradiction avec l’existence de valeurs communautaires soudant des groupes restreints. Elle rejoint en revanche la représentation de l’homme « sans intérieur » autour de laquelle se construit l’utopie communicationnelle. On perçoit peut-être mieux ainsi la cohérence profonde des trois nécessités qui fondent la « société de communication ». Mais il faut insister dès à présent sur le deuxième aspect – essentiel – que constitue l’extension de la sphère marchande.

L’idéologie de la communication vient à point nommé pour renforcer un processus déjà ancien d’extension de la sphère marchande. L’apparition de technologies de communications (télégraphe, puis téléphone... jusqu’aux « Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication » d’aujourd’hui) et l’instauration de modes de vie et de modes d’organisation permettent à l’économie marchande capitaliste d’investir peu à peu ce domaine de la communication. Cette prise en charge progressive devient telle que les activités directement liées à celui-ci occupent aujourd’hui une place importante, peut-être même prépondérante si l’on considère le dynamisme dont elles sont porteuses. On peut encore dénicher dans ce propos un autre aspect de la nécessité du développement d’une société de communication, lié cette fois-ci à la recherche d’un nouveau dynamisme économique. On retiendra pour le moment que l’émergence, dans ce contexte, d’une représentation du monde qui n’envisage l’existence de chaque entité et de chaque individu qu’à travers les relations qu’il entretient avec son environnement, entre naturellement en conjonction avec ce mouvement d’extension de la sphère marchande aux échanges d’informations. Elle s’en nourrit. Elle le nourrit.