L’information : une tension inéluctable

L’information semble tout d’abord devoir continuer, avec sa dynamique propre, à pénétrer toujours plus au sein du système productif. Cette tendance est en effet la traduction logique de l’extension de la sphère marchande. Mais elle constitue également une réponse spécifique des entreprises pour gérer un environnement qui s’élargit, se complexifie et dont le rythme s’accélère. Ce caractère irrésistible de l’information est également lié aux spécificités du développement des technologies de l’électronique sur lesquelles elle s’appuie. Ainsi que le souligne Maurice Daumas (1991, p. 173), cette branche industrielle, même si elle ne fonctionne pas en circuit fermé, présente la particularité de faire « ‘appel à ses propres créations pour développer en qualité et en quantité sa propre production’ ». Un flux d’innovations auto-entretenu en quelque sorte qui sert de socle à la « montée de l’information ».

En retour, ce recours accentué à la production, la gestion et l’échange d’informations participe lui-même à augmenter la dépendance de chaque unité de production vis-à-vis de son environnement et à rendre celui-ci plus rapide, plus réactif. On observe à ce propos une sorte d’aller-retour du niveau micro au niveau macro, une sorte de boucle de rétroaction qui donne à l’irruption de l’information au sein du système productif le caractère d’un phénomène auto-entretenu. C’est encore un argument qui tend à le faire apparaître inéluctable.

Cette spirale, cette course à l’information appelle un commentaire en relation avec les enjeux de productivité dont elle est chargée pour l’ensemble de l’appareil économique. On peut en effet observer d’un côté une logique de production d’informations qui exacerbe les dynamiques qui sont ses propres moteurs. D’un autre point de vue, les analystes économiques ont donné différentes mesures des ressources que « la société d’information » accapare au détriment du secteur productif. Ils ont souligné la croissance de cette ponction et mettent en avant, pour certains, la baisse globale de productivité qu’elle entraîne. Dans ce schéma, on peut douter que ce mouvement perpétuellement entretenu d’autoconsommation de l’information soit de nature à favoriser une utilisation plus productive de ces masses de données.

Il ne s’agit pas de décréter tout gain de productivité impossible. D’ailleurs, les faits contrediraient rapidement cette affirmation. Il y a cependant dans ce développement de l’information dans le système productif un mécanisme intrinsèquement contre-productif. On peut accepter la thèse de Jean Voge selon laquelle les structures pyramidales et hiérarchiques des organisations génèrent opacité et goulots d’étranglements qui gênent la circulation, et finalement l’efficacité de l’information. De ce point de vue, les organisations cellulaires, ou « en réseau » qu’il préconise constituent vraisemblablement une réponse. Mais cette réponse fondamentale, en terme « d’information-structure » pour reprendre la typologie d’Anne Mayère, alimentera à son tour cette course sans fin. Elle donnera un nouvel élan à la fluidité du monde. Elle portera aussi en elle un nouvel appel à plus, toujours plus d’information.

Cette boucle d’action-rétroaction inscrite dans un mouvement d’aller-retour entre des niveaux d’observation micro et macro est une figure classique. Si elle vient juste d’être évoquée concernant la place de l’information dans le système productif, on l’avait déjà rencontrée à propos de l’usage privé du téléphone. L’exemple pris à Patrice Flichy associait le développement des zones suburbaines autour des villes américaines et l’extension du réseau téléphonique. Il montrait comment le téléphone permettait à la fois aux individus de maintenir certaines de leurs relations sociales malgré la dispersion de l’habitat et dans le même temps, participait à ces tendances d’éclatement spatial et de déchirement du tissu social.

La société d’information semble finalement répondre de manière souvent très paradoxale aux enjeux qu’on lui attache généralement. Elle n’a de solutions que celles qui assurent la prolongation de sa propre dynamique. La concurrence exacerbée oblige les entreprises à consommer toujours plus d’information, et ce surcroît d’informations vient accélérer le jeu concurrentiel. La réalisation de gains de productivité appelle la gestion de flux informationnels toujours plus denses, mais ces opérations de gestion de flux pèsent elles-mêmes de plus en plus sur la productivité. Les nouvelles technologies de la communication permettent de sauvegarder pour une part un lien social qu’elles rendent dans le même temps chaque jour davantage menacé.

On l’aura compris, il ne s’agit pas de conclure en faisant des nouvelles technologies de la communication ou encore de la « société d’information » les facteurs d’une rupture majeure dans le cours de la société. La dynamique dans laquelle elles s’inscrivent est largement auto-cumulative. Elles apparaissent, quoi que l’on puisse en dire, fondamentalement conservatrices. Leur manière d’intervention sur le social s’articule en deux volets de ce point de vue parfaitement complémentaires : d’une part, permettre à certaines tendances de fond de la société contemporaine de perdurer en rendant vivables, acceptables, et en conséquence possibles ces évolutions, d’autre part, confirmer et amplifier ces mouvements. C’est un conservatisme loin d’être immobile, le conservatisme d’un étrange objet – la communication – profondément inscrit dans un monde qui tourne, qu’il suit et qu’il entraîne.

Au regard de la représentation de ce conservatisme, les enjeux communément dévolus à l’information – retrouver l’efficacité économique et la prospérité, donner l’intelligence à la société des hommes ou permettre le plein épanouissement de chaque individu – paraissent singulièrement disproportionnés. On peut alors désespérer à jamais du futur. Peut-être faut-il plutôt ne pas se montrer trop déçu, qu’une fois de plus, un simplisme ne fonctionne pas en matière de transformation sociale. Dans l’individualisme ambiant, la confiance dans le futur est sans doute uniquement affaire de confiance en soi. Voici en tout cas une vision dont l’un des mérites est qu’elle dissuade de chercher à prédire l’avenir.