Un salut hors du marché ?

Reste alors la démarche prospective, celle qui demeure irrémédiablement enchaînée au présent, pour présenter quelques images dirigées vers le futur. C’est l’exercice auquel se sont livrés Pierre-Alain Mercier, François Plassard et Victor Scardigli. Dans La société digitale, Les nouvelles technologies au futur quotidien (1984), ils distinguent deux niveaux d’analyse prospective largement autonomes : le premier concerne les individus et les ménages, le second développe des « scénarios sociétaux ». Cette dichotomie présente l’intérêt de donner une épaisseur à la représentation que l’on peut se faire de l’avenir. Quel que soit le futur que l’on prédit à la société d’information, il reste que les individus qui la composent n’ont pas tous les mêmes aspirations, la même culture ni tous la même attitude vis-à-vis des technologies de la communication. à travers « ‘l’autonomie relative des superstructures par rapport à l’infrastructure’ », Marx abordait un phénomène proche de celui-ci. Ces différences induisent une variabilité qu’il faut reconnaître, accepter et vraisemblablement entretenir.

Trois « modèles d’interaction » entre les nouvelles technologies et les usages qu’en font les individus sont donc proposés dans un premier temps. Le modèle de « l’intégration » correspond à la « maison rose ». Tâches quotidiennes, travail, éducation et loisirs, tout y est facilité par l’informatique mise en réseau et pour des individus qui consomment de la communication digitale sans barrière aucune. Mode de vie, usages et progrès technologique se combinent pour répondre à de vrais besoins sociaux et participer à l’épanouissement de chacun.

à ce paradis, les auteurs opposent deux dérèglements. « ‘La maison grise, ce sera une sujétion accrue de l’homme à la technique. La demande sociale sera absente, mais de nouveaux services s’avèrent très efficaces pour imposer un mode de vie que l’individu n’aura pas désiré, et dans lequel il perdra son autonomie’ ». Enfin, la « maison verte » représente le « modèle de dysfonctionnement ». « ‘Les difficultés d’ajustement vont se multiplier entre les nouveaux services, qui ne parviennent pas à prendre en compte la demande sociale, et les individus, qui s’en détourneront pour construire leur vie en dehors de la technique’ » (p. 81).

Rose, gris, vert, nous explique-t-on, nos maisons futures seront sans doute des mosaïques. Elles inscriront dans le paysage social leur diversité. évidemment, elles seront en retour fortement marquées par celui-ci. Les scénarios prospectifs de société que proposent alors Pierre-Alain Mercier, François Plassard et Victor Scardigli résultent du croisement de deux variables. L’environnement économique tout d’abord, est censé rendre compte de la capacité des ménages, des entreprises et de l’état à faire face aux dépenses liées d’une part aux investissements nécessités par la diffusion de nouvelles technologies de communication, et d’autre part aux coûts d’usage de ces nouveaux équipements. Donc, deux possibilités : croissance ou crise économique.

Partant du constat selon lequel on ne peut déduire des objets ou des techniques l’usage social qui en sera fait, la seconde variable distingue deux images du changement social auquel la communication digitalisée pourrait amener : « l’un[e] correspond à une conception plus volontariste du changement social, à une prise en charge par la société de son propre avenir, et l’autre à une situation de laisser-faire, de laisser-aller, où les changements sociaux sont les conséquences d’autres impératifs, de nature industrielle ou politique par exemple » (p. 115).

Quatre scénarios sont obtenus en croisant l’axe crise/croissance d’une part à un axe opposant de l’autre la maîtrise, importante ou faible au contraire, du changement social grâce aux nouvelles technologies. On peut les décrire rapidement :

Dans l’esprit de leurs auteurs, ces quatre scénarios décrivent non pas des avenirs possibles, mais plutôt des tendances potentielles. Tendances potentielles, parce qu’elles sont d’ores et déjà lisibles dans les évolutions contemporaines. C’est dans cette optique, afin de ne pas restreindre d’emblée, par d’étroits a priori, le champs des possibles, qu’ils sont repris en intégralité ici.

Abandonnant cette prudence, il conviendrait pourtant davantage à la cohérence des pages présentes de se démarquer de cette perspective où, de « la crise sans le changement » à « la société d’information grâce à la croissance », tout semble envisageable. En effet, les deux scénarios de changement présentent la caractéristique d’envisager un développement de la communication digitalisée hors de la sphère marchande. Un tel développement rendrait alors possible la réalisation d’aspirations diverses liées à l’autonomie des individus, à la résorption des disparités, à la sauvegarde de différenciation culturelle et de modes de vie, etc. Ces scénarios décrivent chacun une situation dans laquelle les besoins sociaux, exprimés par l’entremise de l’état ou directement par les individus, priment sur la technologie.

Puisqu’il semble acquis que l’avenir sera mosaïque, il serait vain de chercher à éliminer l’une des tendances repérées par les trois auteurs. En réalité, la démarche prospective classique qu’ils ont suivie a consisté à chercher dans le présent la trace des évolutions futures : elle conforte la pertinence des scénarios proposés. En outre, la roue a tourné depuis que cet exercice a été mené et l’horizon de projection qu’il visait est chaque jour plus proche du présent. Peut-on alors discerner une voie dans laquelle notre société se serait engagée de manière préférentielle ?

Le premier point à souligner dans cet esprit est la confirmation de la pluralité des transformations en cours : on peut lire des traits caractéristiques de chacun des quatre scénarios dans la société actuelle. Le deuxième enseignement concerne l’incertitude qui s’est parfois réduite mais qui parfois demeure quant à l’évolution d’un certain nombre de variables qui ont servi à construire ou à caractériser les scénarios. Entre crise et reprise, on ne peut par exemple pas dire que notre société n’a pas été en mesure de supporter la diffusion de nouvelles technologies de communication. En revanche, a-t-elle, à travers cet investissement, « pris en charge son propre avenir » ? Il ne semble pas aujourd’hui, que l’on puisse décider objectivement de la nuance qui l’emporte entre le gris de « la sujétion accrue à la technique », le rose de « l’intégration » ou le vert du « dysfonctionnement ».

Mais au-delà de la reconnaissance de l’accuité de l’analyse présentée à l’époque, au-delà encore du constat d’un ouvrage de propective qu’il faudrait chaque jour remettre sur le métier, il apparaît que continue de s’affirmer une tendance lourde. Au regard du monde contemporain, peut-on vraiment envisager des futurs qui laisseraient une place centrale au développement de la communication hors de la sphère marchande ? Est-ce l’effet d’une cécité particulière que ne pas les entrevoir ? Il semble que la société d’information s’impose à notre société tout entière, en premier lieu par le biais de la communication qu’elle transforme en marchandise.En restant dans le domaine de la prospective et en refusant la futurologie, il ne parait pas possible d’envisager que cette tendance lourde se renverse. S’il faut être cautionné sur ce point, on peut par exemple se référer à Marc Guillaume (1989, p. 194) qui, évoquant ce qu’il dénomme lui-même « la marchandisation du social », estime « qu’elle apparaît comme notre destin fatal ».

Pierre-Alain Mercier, François Plassard et Victor Scardigli nous avaient eux-mêmes mis en garde : « Bref, tout n’est pas possible; a fortiori, tout n’est pas probable ! L’oublier, ce serait un peu comme si l’on spéculait longuement sur l’impact potentiel d’une diffusion massive de vidéocassettes pornographiques dans l’Iran de Khomeyni ! » (p. 65). Mais, Philippe Breton nous l’explique : « La pornographie est ainsi une très bonne métaphore de l’illusion, beaucoup plus générale, de la communication toute-puissante : on y montre tout ce qui est visible mais du même coup on n’y voit rien, du moins rien de ce qui est essentiel » (Breton, 1992, p. 137). Dans ces conditions, il convient peut-être de ne pas donner tout à voir, comme si le lourd voile de pudeur dont la marchandisation de notre société habille les scénarios de changements n’existait pas.