Marchandisation de l’information

L’extension de la sphère marchande, évidente aujourd’hui, a en effet de profondes racines. Elle constitue un phénomène qui a acquis une dimension essentielle parmi les évolutions de notre société. L’information, par la place qu’elle occupe désormais, mais aussi par l’articulation de ses logiques propres à ce phénomène, en constitue une cible privilégiée. Sauf à envisager une rupture majeure qu’il ne s’agirait pas ici de souhaiter ou de rejeter, mais seulement de pouvoir déceler, la poursuite de l’extension de la sphère marchande au sein de la communication entre les hommes apparaît largement inéluctable.

Robert-Louis Heilbroner (1986), cité par Luc Boltanski et ève Chiapello (1999), explique ainsi qu’une part importante de la dynamique du capitalisme peut être attribué à « la transformation d’activités qui engendrent des valeurs d’usage ou de plaisir en activités qui donnent également un profit à leurs auteurs » (p. 51). Les deux sociologues insistent ensuite eux-mêmes sur l’importance de ce processus qui transforme la critique du système en une demande exprimée audible par les entrepreneurs. Loin de toute naïveté, les auteurs mettent aussitôt en exergue ses limites : les aspirations à « la libération » ou à « l’authenticité » demeurent pour l’essentiel insatisfaites par l’offre marchande qui tente de s’y adapter. Ils en arrivent à plaider pour une « limitation de la sphère marchande », en reconnaissant que « ‘la lutte contre la marchandisation de nouveaux biens est particulièrement difficile’ » (p. 574).

Au-delà des seuls biens, le phénomène de marchandisation concerne plus globalement l’ensemble des relations sociales. Karl Polanyi (1944) évoque le changement radical, la « transformation », qu’a constitué selon lui l’avènement du « marché autorégulateur » (90) en Europe pendant un siècle environ à partir de 1830. Pour la première fois dans l’histoire, explique-t-il, l’économie se dégageait du social, le dominant, lui imposant ses principes. La Grande Transformation des années 30 consiste alors en un mouvement inverse, de re-socialisation de l’économie concrétisé tant par la mise en place de systèmes d’encadrement idéologique de la société de type fasciste ou socialiste que par le développement de l’interventionnisme keynésien. Dans ce schéma, la globalisation actuelle marquerait une nouvelle « transformation » où l’économique reprendrait son indépendance vis-à-vis du social.

Fernand Braudel (1979, tome 2, pp. 194-195) remet sèchement en cause cette vision qui distingue l’échange, fondamentalement social, du marché ressortissant de l’économie, elle-même considérée comme un sous-ensemble de la vie sociale dont elle pourrait se dégager. Il souligne que « ‘toutes les formes [d’échange] sont économiques, toutes sont sociales’ », que même le marché autorégulateur implique dialogue, pression extra-économiques. Il s’élève enfin contre la simplification abusive de l’Histoire, implicite dans ce classement abrupt.

Il n’empêche que le développement du welfare state, puis son relatif effacement dans la période récente, peut paraître traduire les va-et-vient du phénomène de marchandisation. La prise en compte de la critique de Fernand Braudel n’exclut certainement pas que l’intensité d’un tel phénomène connaisse des variations. L’école de la régulation a bien mis en évidence comment la période fordiste a été fortement marquée par la réaffirmation de l’imbrication des relations sociales au jeu de l’économie.

Plusieurs réflexions amènent cependant à amender le schéma d’un recul de la pression à la marchandisation, puis d’un nouveau retour de sa suprématie. On notera tout d’abord que la mise en place de « l’état-providence » et de ses fondement redistributifs ne s’est pas seulement traduit par la prise en charge collective de nombreux aspects de la vie sociale, par la mise en place de mécanismes de régulation, réglementaires ou autre, qui sont venus atténuer les logiques marchandes (comme par exemple dans le cas du marché du travail, ou, dans un tout autre domaine, du marché des transports de marchandises). Elle s’est également concrétisée de manière fondamentale par le développement de prestations nouvelles, qui n’avaient pour l’essentiel jamais appartenu à la sphère marchande : il s’agit en particulier de prestation auparavant internalisées par les ménages (l’aide sociale par exemple) ou encore de services qui n’ont pu être développés que grâce à cette prise charge collective (l’enseignement, la santé...). Appuyées sur ces prestations, des activités franchement marchandes ont connu un développement sans précédent (l’industrie pharmaceutique, ...). Mais surtout, cette prise en charge par l’état a aussi entraîné une monétarisation de ces différents services qu’elle a en quelque sorte permis de révéler. De cette manière, elle préparait sans doute leur incorporation actuelle à la sphère marchande (91). Enfin, le partage des gains de productivité a permis une élévation du niveau de vie qui a assuré l’extension du modèle de consommation et la diffusion d’objets et de services marchands médiatisant fortement les relations sociales (télévision, automobile...).

L’analyse selon laquelle la montée du rôle de l’état se serait effectuée contre la sphère marchande est donc à relativiser fortement. Comme l’avance Joseph Hadjian (1998), « ‘La grande transformation a, sûrement, été moins radicale que ne l’envisageait Polanyi’ », à moins qu’elle n’ait « pas eu lieu » comme l’affirme Guy Roustang dans le même ouvrage. De même, la réaffirmation actuelle des logiques de marché n’efface pas forcément les autres logiques sociales. Les pages qui précèdent ont par exemple insisté sur la diversité des idéologies qui sous-tendent la « montée de l’information ». De même, l’extension nouvelle du credo libéral correspond-elle d’abord à une conjoncture historique où les relations entre capital et travail ne sont guère favorables au dernier, mais aussi à la crise puis la quasi-disparition du système politique concurrent, bref, à un ensemble d’éléments qui ne ressortissent pas directement de la sphère économique capitaliste. On conservera plutôt une représentation selon laquelle l’économie est indissociable du reste de la société, mais qui permet aussi de rendre compte des variations des modalités du processus de marchandisation et de son accentuation dans la période contemporaine.

Par de multiples entrées, on peut lire l’avenir, avec relativement peu d’incertitude de ce point de vue, comme un mouvement continu de marchandisation de l’information. C’est là le sens explicite que donne Philippe Breton (1998) à « l’explosion de la communication ». Ce mouvement plonge ses racines dans notre histoire, dans notre système économique et social. Évidemment, cette lecture peut apparaître trop radicalement univoque. En insistant sur le caractère indissociable de l’extension de la sphère marchande et et de la prépondérance de l’information, on passe peut-être trop rapidement sur les recompositions communautaires ou identitaires que soulignent, chacun à leur manière Manuel Castells (1997) ou les analystes du marketing tribal. Le premier accorde avec optimisme aux acteurs sociaux la capacité de construire des contre-pouvoirs, les seconds identifient, sur des bases qui ne tiennent plus seulement à la position sociale, des niches de marché à investir.

Les pages qui précèdent peuvent alors être interprétées comme un constat d’impuissance. Il ne reviendra pas à celle qui suivent d’évaluer la mesure dans laquelle l’extension de la sphère marchande est un phénomène « résistible ». En revanche, il convenait sans doute de conclure l’évocation de l’avènement d’une « société de la communication » par des analyses, sinon plus optimistes, du moins ouvertement critiques dont peut provenir un renouvellement des perspectives.

Notes
90.

()011C’est-à-dire “un système concurrentiel [...] où toute chose tend à se transformer en une marchandise dont le prix résulte de la confrontation entre une offre et une demande, qui rétroagissent elles-mêmes aux variations des prix” (Adda, 1997, tome 1, p. 10).

91.

()011Malgré une ressemblance, cette affirmation n’est cependant pas avancée dans le cadre déterministe de la théorie marxiste du Capitalisme Monopoliste d’état proposée dans les années 60 qui décrivait le processus selon lequel l’état capitaliste prennait en charge les activités dont la baisse tendancielle avait trop érodé les taux de profit afin d’en décharger le capital et de le laisser libre de se redéployer sur les secteurs encore rentables.