Critique de la communication

Finalement, au-delà de la diversité des approches, au-delà aussi du phénomène de marchandisation, la nature de la communication qui investit notre société apparaît à travers un un ensemble de représentations plutôt bien unifié. Quelle que soit l’entrée choisie, c’est en effet toujours la même représentation qui est mise en avant de manière plus ou moins explicite. L’aspect le plus visible tient au caractère indirect, médiatisé des relations envisagées. La place essentielle de la technique dans ces évolutions est effectivement importante. Elle en a ébloui plus d’un. On n’y reviendra pas. On rappelera seulement que c’est sur cette rupture de la communication directe que, dans ce domaine, peut prendre la greffe de l’extension de la sphère marchande.

Le contenu des messages que cette société de communication se charge d’échanger n’est pas moins caractéristique. Il est d’ailleurs en partie lié au rôle d’intermédiaire systématiquement dévolu aux moyens technologiques, même s’il semble moins immédiatement apparent. Dans un mouvement paradoxal de prime abord, il s’agit d’une part de tout transmettre, de tout communiquer, alors que d’autre part les systèmes mis en place se révèlent incapables, malgré la masse de données qu’ils peuvent véhiculer, de traiter la totalité de ce qui constitue l’épaisseur de la communication entre individus ou entre groupes sociaux. Sous couvert de rationalité ou par simple effet de massification, entre autres éléments limitatifs, les dimensions sensibles, conviviales ou tout simplement nuancées et complexes des relations sont souvent amputées ou carrément éludées.

De nombreux auteurs ont ainsi souligné les illusions dont est porteuse la communication moderne. S’il fallait, tant est abondante la littérature – on peut oser écrire la communication – critique sur la communication, ne retenir de ces discours qu’une seule idée, cela pourrait être une mise en garde. Il s’agirait de dénoncer la confusion entre ces flux d’informations qui traversent notre monde, toutes ces données qui finalement nous atteignent et la communication elle-même. Quelques illustrations peuvent éclairer cette idée.

Lorsque, concernant le domaine de la communication politique, Régis Debray analyse la métamorphose de ce qu’il appelle « la graphosphère » qui prévalait sous la Troisième République en « la vidéosphère » actuelle, il insiste sur la transformation de la nature du message ainsi impliquée. Sous couvert de cette mutation médiatique, c’est le passage d’une communication symbolique à une communication « indicielle » qui s’est opérée (92). Certes, il s’agit à travers cette lecture davantage de comprendre que de condamner les transformations qui affectent la communication politique. Mais cela n’empêche pas le « médiologue » – ainsi l’auteur se définit-il lui-même – de mettre en garde contre le risque qu’il y a à confondre la réalité et l’image-écran qu’il nous est donné d’en contempler. Cela ne l’empêche pas de souligner la pauvreté du message « indiciel » comparé au message symbolique. Enfin, cela ne l’empêche pas non plus de dénoncer la perversion de l’État induite de cette manière. Perversion du contenu du message, perversion de son objet.

à propos de la communication inter-individuelle et plus largement de la sociabilité, on retrouve les mêmes réserves des analystes sur la nature largement pervertie de la convivialité permise par la télé-communication. Pourfendeur des mythes véhiculés par les technologues de la communication, Gérard Claisse (1997) s’attaque aussi à celui-là. Il le décompose en trois figures à travers lesquelles sa critique prend corps : la réunion des sujets, le libre échange des paroles et la communion des sens. « ‘La réunion des sujets grâce aux techniques de l’interconnexion dégrade l’interrelation dans l’irradiation, la représentation et l’expression dans la simulation, la réalité dans la virtualité, la communication dans la communicationnite (communiquer pour communiquer) et le communicationisme (la communication comme idéologie). Le libre échange des paroles par les techniques de l’interactivité dégrade les paroles en informations, l’émetteur et le récepteur en producteur et en consommateur d’informations, les informations en marchandises et l’échange de paroles en circulation généralisée d’informations marchandes. Enfin, la communion des sens promise par les technologues du nouvel âge communicationnel est compromise du fait de l’arraisonnement de l’altérité par le narcissisme, de l’empathie et de la relation durable par le zap relationnel’ » (p. 222).

Ce réquisitoire est la représentation d’un échec, celui d’une idéologie détournée par la transformation de l’échange en marchandise. Il fait alors ressortir du même coup le succès d’un système social capitaliste qui fait ainsi preuve de ses capacités d’adaptation et d’extension. Mais il ponctue enfin la faillite d’une idéologie qui confond le signe – l’information – et le sens, dont l’échange constitue l’essence de la communication. La société de l’information apparaît alors comme une société de la communication tronquée.

Si l’on reprend les différentes explications avancées pour éclairer l’émergence d’une société de communication, un deuxième élément de cohérence tient dans l’apparence inéluctable de l’évolution ainsi soulignée. Philippe Breton met par exemple en avant le caractère auto-cumulatif d’un phénomène qui, d’une part, se nourrit de l’usage des machines communicantes – qui « ‘provoque un partage implicite des valeurs dont elle[s] [sont] porteuse[s]’ » – , et d’autre part alimente largement le développement de cet usage. La fonction de régulation sociale de la communication participe d’une logique identique. Les usages des nouveaux médias s’inscrivent en effet dans ce mouvement circulaire, pris dans une tendance à l’accompagnement, voire au renforcement, des évolutions conduisant au déchirement du tissu social, et, simultanément, révélateurs d’une tendance à la compensation des déséquilibres qui naissent ainsi. Sur le plan économique encore, le moteur concurrentiel qui fonde en partie le développement des besoins d’information conduit assez naturellement à la même fuite en avant.

Au-delà du caractère impérieux qui s’attache au développement de la communication médiatisée dans la société, on peut finalement retenir la contrainte que cette nécessité induit sur le contenu même des échanges. Contrainte insidieuse, puisque bâtie sur l’accroissement des possibilités d’expression, et surtout d’impression, dont les nouveaux médias sont porteurs. Leur diffusion généralisée les rend dès lors incontournables pour communiquer. Elle oblige par-là à soumettre son message, dans sa forme et dans son contenu, aux conditions imposées par ces vecteurs. De la même manière, elle tend à imposer la réalité qu’elle représente, qu’elle donne à voir, comme l’essence de la réalité, sans plus de distance vis-à-vis de l’image.

On laissera alors le mot de la fin à Lucien Sfez, qui le définit dans sa Critique de la communication (1990), et à propos de la communication qu’il critique. « ‘Tautisme : néologisme formé par contraction de ’tautologie’ (le ’je répète donc je prouve’ prégnant dans les médias) et ’autisme’ (le système de communication me rend sourd-muet, isolé des autres, quasi autistique), néologisme qui évoque une visée totalisante, voire totalitaire...’ ».

Notes
92.

()011« L’indice, [est l’]inscription automatique d’un référent sur une surface sensible, sans intervention d’un code culturel, [il constitue un] retour du social à la nature, et du langage au ’message sans code’... » (Debray, 1993 p.133).