La grande vitesse, un service moins « industriel » et plus « informationnel » ?

On l’a vu, le TGV ne saurait être étroitement défini comme un objet technique « pur » : un train capable de performances élevées. Ce véhicule ne prend de sens qu’articulé avec un concept d’exploitation pour former ce que l’on a pu dénommer « le système TGV ». Ce « système TGV » se caractérise principalement, outre la vitesse, par une fréquence de desserte élevée – au moins sur les relations les plus importantes – et par une approche tarifaire et commerciale orientée dès l’origine vers l’adaptation de l’offre aux divers segments du marché.

Encadré : Le principe du modèle Prix-temps
Le modèle prix-temps détermine la part de marché respective de deux modes de transport en concurrence sur une même relation. Cette détermination dépend en premier lieu, comme l’indique la dénomination de cet outil, des caractéristiques de l’offre de chacun des modes, définies en termes tarifaires et de temps de parcours. Le résultat dépend en second lieu de la dispersion de la population des voyageurs suivant leur propension à échanger des gains de temps contre une somme monétaire. Cette propension est mesurée pour chaque voyageur par une variable appelée « valeur du temps ».
L’arbitrage des voyageurs en faveur d’un mode de transport ou de l’autre se réalise autour d’une grandeur fictive – dite « coût généralisé » – représentant l’équivalent monétaire d’un déplacement. Ce coût généralisé Cg est donné pour chaque voyageur de valeur du temps h et chaque mode de transport de prix P et de temps de parcours T par la formule suivante :
Cg= P+hT
L’hypothèse du modèle est que chaque voyageur déterminera le mode de transport qu’il utilisera de manière à minimiser le coût généralisé de son déplacement à l’exclusion de toute autre considération.
Dans le cas général, lorsque deux modes de transport sont en concurrence, l’un est plus rapide mais plus onéreux que le second, plus lent et meilleur marché. Si tel n’est pas le cas et que l’un des modes est à la fois moins cher et plus rapide que son concurrent, alors le modèle prix-temps prévoit qu’il accaparera la totalité du trafic.
Soient donc deux modes A et F tels que
P A > ;P F et T A < ;T F ;
On peut définir les coûts généralisés de A et F en fonction de h :
Cg A (h)=P A + hT A et Cg F (h)=P F + hT F ;
Comme l’illustre le graphique suivant, Cg A (h) et Cg F (h) présentent la caractéristique qu’il existe toujours une valeur h i, appelée « valeur du temps d’indifférence », telle que :
Cg A (h)> ;Cg F (h) lorsque h< ;h i et Cg A (h)< ;Cg F (h) lorsque h> ;h i ;
En d’autres termes, les voyageurs dont la valeur du temps h est inférieur à la valeur d’indifférence h i choisiront le mode F – plus lent et moins cher – et ceux dont la valeur du temps h est supérieure à h i choisiront le mode A – plus rapide et plus onéreux –.
La répartition de la population suivant la valeur du temps est généralement obtenue par enquête. Le report de la valeur h i sur le graphique de la fonction de répartition permet de mesurer la part de marché de chacun des deux modes.

La teneur des débats concernant la fréquence lors du processus de genèse du train rapide et les conséquences qui en ont résulté ont déjà été évoquées. En revanche, les aspects tarifaires demandent sans doute encore à être précisés en se fondant sur les principes généraux des modèles économétriques de simulation de trafic – et particulièrement du modèle « prix-temps » calculant la répartition entre le train et l’avion du trafic d’une liaison et succinctement présenté dans l’encadré ci-dessus –. C’est en effet au coeur de ces outils que l’on peut situer les fondements du marketing de la grande vitesse.

En effet, en distinguant les voyageurs suivant leur valeur du temps, le modèle prix-temps pose d’emblée l’hypothèse selon laquelle le marché des déplacements n’est pas constitué de deux segments homogènes comme le considéraient classiquement les chemins de fer : les voyageurs de première classe d’une part et ceux de seconde classe de l’autre. Ces segments ne sont homogènes ni si l’on envisage la demande, puisque au sein de chacun d’eux l’éventail des valeurs du temps des usagers est très ouvert, ni si l’on s’intéresse à l’offre puisque celle-ci, représentée par le coût généralisé, dépend de cette valeur du temps variable. Dans un environnement concurrentiel la prise en compte de cette hétérogénéité du marché est rendue parfaitement nécessaire pour répondre à la tarification dès l’origine plus segmentée pratiquée par les transports aériens. Par sa structure même, le modèle prix-temps – introduit et développé dans l’univers ferroviaire dans le cadre du développement du système-TGV et dont il est en quelque sorte une composante – jette donc les bases d’une politique commerciale d’adaptation fine de l’offre à la demande.

Le constat essentiel de ce point de vue est celui, très habituel, d’une activité de plus en plus pilotée par l’aval. L’activité de production des services ferroviaires ne consiste plus seulement à organiser la circulation des trains, à dimensionner les gares en fonction des flux de voyageurs, à prévoir les rotations du personnel roulant. Elle incorpore désormais une dimension commerciale grandissante, renforcée par l’augmentation des fréquences de desserte et la fluidité des échanges que le TGV favorise. Par-là même, le contenu en information de cette activité se trouve transformé.

L’exploitation technique traditionnelle des chemins de fer n’a jamais été indifférente aux activités de gestion de l’information. Dès son origine, cet aspect a été reconnu comme essentiel, notament pour des questions de sécurité, et a justifié que les réseaux de voies ferrées se doublent de réseaux de télécommunication qui ont toujours été performants. La capacité à gérer les flux qui constituent la base de son activité (les mouvements de personnes et de marchandises) à travers un contrôle informationnel centralisé est d’ailleurs l’une des propriétés fondatrices des Macro-Systèmes Techniques (Gras, p. 16). De ce point de vue, le TGV et les outils qui l’accompagnent marquent seulement un accroissement de cette capacité.

En revanche, l’exploitation technique ferroviaire traditionnelle tend à produire et à manipuler à travers des procédures très strictes des informations rationalisées et codifiées, eu égard notamment à la prégnance des préoccupations de sécurité. La gestion commerciale introduit davantage d’aléas, donne du poids à des données de nature socio-économiques dont l’interprétation demeure en partie subjective. Elle accroît aussi le caractère stratégique de fonctions telles que l’information aux voyageurs – dont la grande vitesse accentue fortement l’exigence – ou la distribution commerciale, auparavant ignorées ou traitées de manière indifférenciée. Elle participe, toute proportion gardée, à faire du chemin de fer un service moins « industriel » et plus informationnel.

La mise en place par la SNCF d’un système de distribution informatisé – qui a défrayé la chronique lors de sa mise en service en 1993 sous l’acronyme socrate – s’inscrit totalement dans cette tendance. À ce propos, il convient tout d’abord de noter que le développement de ce système est une conséquence directe de l’extension de l’activité grande vitesse à la SNCF. En effet, les mises en service successives des TGV Atlantique, Nord, Rhône-Alpes et d’interconnexion allaient accroître considérablement le nombre de réservations de places émises, jusqu’à saturer le système de réservation précédent (La vie du rail, n° 2253, juillet 1990).

Mais plus fondamentalement, il s’agissait à l’époque, selon les promoteurs de cet investissement, de répondre à la concurrence aérienne en élargissant d’une part la gamme des services commercialisés auprès de la clientèle ferroviaire, et en s’insérant d’autre part dans les circuits de distribution habituels des voyagistes grâce à un outil répondant, tant en termes techniques qu’en termes de prestations, aux standards de la profession (Metzler et Maitre, 1990). Sans conclure sur la pertinence de cette stratégie pour un transporteur dont la majeure partie de l’activité ne subit pas la concurrence de l’avion et concerne pour l’essentiel une demande de transport banalisée (sans prestations annexes), on peut néanmoins souligner que cette démarche relève totalement d’une économie de services bien éloignée de la logique de flux matériels traditionnelle d’un transporteur (Julien, 1991).

Mais l’aspect essentiel de socrate réside indéniablement dans son module thalès d’optimisation commerciale. Celui-ci permet à l’opérateur ferroviaire de moduler de manière dynamique le prix des billets train par train, par catégorie tarifaire, voire par canal de distribution ou par client (Metzler, 1990). Il s’agit donc de la généralisation et de la mise en pratique systématique des principes initiaux de prise en compte des spécificités de la demande qui sont au coeur du modèle prix-temps. Même si la stratégie commerciale du transporteur ferroviaire a largement évoluée depuis dix ans, socrate représente un outil essentiel de pilotage par l’aval, par la demande, de l’activité ferroviaire. De ce point de vue aussi, il est tout à fait caractéristique de l’importance croissante des fonctions de gestion de l’information dans les activités économiques.

La construction de cet outil a représenté un investissement très important, estimé – et probablement sous-estimé compte tenu de la non prise en compte de coûts de développement et de formation – à plus de 1,3 milliards de francs en 1993 (La vie du rail, n° 2379, janvier 1993, p. 17) (93). Le montant élevé de cet investissement en majeure partie informationnel illustre bien le poids désormais acquis par ce type d’activité. Dans ce cadre, il n’est pas indifférent de noter les espoirs conçus par la société nationale relatifs à l’exportation de son système auprès d’autres opérateurs en Europe, notamment à la faveur du développement des dessertes ferroviaires à grande vitesse. Dans cette perspective, aujourd’hui en partie déçue, la SNCF se positionnait en effet comme prestataire de services informatiques, voire fournisseur de biens immatériels, sur un marché international (94). De cette manière aussi, elle entendait apporter sa contribution à l’économie de l’information. De multiples points de vue, la grande vitesse a bien été le moment d’une évolution de l’activité ferroviaire largement apparentée à l’évolution plus globale de la société : le moment d’une « industrie de services » devenue un peu plus informationnelle.

Notes
93.

()011Cette estimation ignore évidemment les surcoûts – vraisemblablement très importants – relatifs aux premiers mois de dysfonctionnement du système. Elle ignore aussi la perte de clientèle durable engendrée par cette mise en cause très médiatisée de la fiabilité et de la politique tarifaire de l’opérateur ferroviaire.

94.

()011On retrouve aujourd’hui des objectifs semblables autour du développement par la SNCF d’un “portail” internet d’accès aux services ferroviaires et aux prestations annexes.