L’économie de l’information prend le train

La mesure dans laquelle l’activité de production du transport ferroviaire évolue vers un contenu plus informationnel n’est qu’un aspect, qui resterait anecdotique s’il était isolé, de la manière dont le TGV est ancré dans les évolutions socio-économiques de son époque. Une large part des activités économiques, et davantage encore au sein du secteur tertiaire, connaît des transformations similaires vers une production de plus en plus sophistiquée appelant le traitement d’informations de plus en plus complexes. Cependant, bien plus qu’à travers les conditions de production de l’offre de transport, c’est à travers les pratiques de mobilité auxquelles il donne lieu que le TGV vient s’inscrire dans la tendance globale de montée de l’information qui a été analysée dans les pages précédentes.

À cet égard, les enquêtes successives menées par le Laboratoire d’économie des Transports autour des TGV Sud-Est et Atlantique apportent un éclairage peu accessible par d’autres sources concernant le contenu de la mobilité ferroviaires et son évolution à la faveur de l’introduction de la grande vitesse. Pour illustrer comment les usages de la grande vitesse peuvent être interprétés dans le cadre plus général de l’importance croissante de l’information dans la société actuelle, on observera d’abord la répartition de la mobilité professionnelle selon le secteur d’activité des voyageurs. Dans un second temps, on analysera les déplacements selon leur motif.

Un premier constat, trivial, émerge de l’examen de ces observations : il concerne la nécessaire distinction à établir entre information et activité de services. En effet, la part de voyageurs relevant du secteur tertiaire ne s’élève qu’aux environs des deux tiers du trafic à motif professionnel, tant entre Paris et Lyon en 1985 qu’entre la façade Atlantique et la Capitale en 1989 et 1993 (95). Cette valeur ne marque pas de distorsion particulière par rapport au poids des activités tertiaires dans l’économie. Pourtant, les déplacements « d’affaires », pour l’essentiel, consistent à transporter de l’information, que celle-ci soit contenue dans les attachés-cases des voyageurs (documents), dans leur cerveau (savoir-faire) ou attaché à leur personne (pouvoir). Ce constat tiré d’observations de trafic corrobore des analyses présentées plus haut : il confirme que les tâches de manipulation de l’information, loin d’être circonscrites par les activités de services, concernent en réalité la totalité des secteurs d’activité.

En détaillant les chiffres concernant le secteur d’activité des voyageurs, il est néanmoins possible de mettre en évidence une sensibilité particulière de certaines activités à la mise en service du TGV : il s’agit des services marchands et notamment du « tertiaire supérieur » (les activités d’études, conseil et assistance - ECA). Ce résultat a été mis en avant comme l’un des principaux enseignements des observations avant et après TGV de la mobilité professionnelle (Bonnafous, 1987 ; Klein et Claisse, 1997). L’examen du tableau suivant montre que, pour avérée qu’elle soit, cette sensibilité particulière apparaît pouvoir être reliée à deux phénomènes partiellement distincts : une croissance spécifique de la mobilité totale générée par ce secteur d’activité d’une part, une réelle capacité du TGV à capter le trafic correspondant d’autre part.

Tableau : Évolution de trafic avant et après TGVselon le secteur d’activité des voyageurs
Fer Tous modes* Fer Tous modes*
+267% +100% ECA +60% +27%
+237% +120% Autres services marchands +43% +17%
+163% +92% Total tertiaire +27% +14%
+129% +15% Industrie +128% -2%
+151% +56% Ensemble des secteurs +44% +9%
TGV Sud-Est TGV-Atlantique

* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

En comparant tout d’abord l’évolution des trafics ferroviaire et tous modes, on constate que l’attractivité du TGV ne semble pas spécifique d’un secteur d’activité. Elle se trouve confirmée à chaque ligne, avec plutôt moins d’ampleur lorsque l’on considère les activités tertiaires dans leur ensemble car celles-ci incluent un secteur non-marchand déjà très orienté sur le chemin de fer avant la mise en service des lignes nouvelles. L’attractivité du TGV apparaît au contraire particulièrement marquée pour le secteur secondaire en raison d’une forte proportion de voyageurs parisiens sur ce segment, très présents dans les avions avant l’apparition du TGV.

Concernant la mobilité totale – calculée sur la somme des trafics de chaque mode – générée par les activités industrielles, les évolutions constatées s’apparentent clairement à des transfert nets entre modes de transport. La croissance de la mobilité apparaît en revanche plus spécifique du tertiaire supérieur et des services marchands. La question de l’interprétation de ce résultat comme le signe d’une induction de trafic directement provoquée par l’amélioration de l’offre de transport ou comme la marque d’une tendance plus générale de croissance particulière de ces activités a été discutée (Klein, 1998). Les deux phénomènes ne sont guère dissociables dans la mesure où le développement des services marchands s’accompagne aussi d’évolutions organisationnelles que, pour partie, le TGV rend possible. On soulignera donc ici cette articulation étroite que l’on peut repérer entre la croissance d’activités à haute intensité informationnelle et la mise en place d’un moyen de déplacement rapide tel que le TGV.

Cela étant, la principale particularité des questionnaires conçus par le Laboratoire d’économie des Transports pour ces investigations tenait à un repérage très précis de la motivation des déplacements observés. Sur ce point encore, la comparaison des enquêtes réalisées avant et après les mises en services de lignes nouvelles permet de mesurer des évolutions contemporaines de l’apparition du TGV. À dix ans d’écart, et dans des contextes économiques et géographiques fort différents, on constatera à nouveau une large convergence des grandes masses et de leurs évolutions.

Encadré : Comparer les enquêtes TGV Sud-Est 1980-1985 et TGV-Atlantique 1989-1993
La comparaison ou la simple juxtaposition de résultats d’enquêtes différentes implique que l’on précise la mesure dans laquelle les diverses observations peuvent être rapportées les unes aux autres. Concernant les deux enquêtes réalisées par le Laboratoire d’économie des Transports avant et après la mise en services de lignes TGV, le problème est rendu moins ardu du fait d’une grande similitude de ces investigations. Néanmoins, il n’est pas inutile de mettre en lumière les écarts persistants susceptibles d’alimenter des analyses croisées des résultats (Klein, 1998). On évoquera en premier lieu les points relatifs aux univers d’observation avant d’examiner les procédures d’observation.
Des univers d’observation différents, mais comparables ?
Les résultats ne peuvent tout d’abord pas être lus sans faire référence aux caractéristiques du champ spatial d’observation. Ainsi, l’enquête Sud-Est, qui concerne les relations entre L’Île-de-France et la région Rhône-Alpes (l’agglomération Lyonnaise en tout premier lieu), touche un espace relativement homogène en terme d’offre de transport : des distances comprises entre 450 et 550 km, un temps de parcours TGV de l’ordre de 2-3 heures, ... L’aire desservie par le TGV-A et couverte par l’enquête est beaucoup plus étendue et hétérogène : des distances échelonnées entre 200 et 800 km, des temps de parcours étagés de 55 mn. à 5h30. Juxtaposer des observations de trafics réalisées dans des situations d’offre présentant une telle diversité n’aurait guère de sens. Aussi, dans cette optique de comparaison, ne conservera-t-on des données produites dans l’ouest et le sud-ouest que les résultats concernant une aire plus délimitée, desservie depuis Paris en 2-3 heures de TGV. Cet espace « intermédiaire » inclut notamment les relations entre Paris d’une par et Rennes, Angers, Nantes, Poitiers et Bordeaux d’autre part. Les évolutions de la mobilité à motif professionnel le concernant sont présentées dans Klein et Claisse, 1997 (pp. 79-89). Sur ce segment de distances, après la mise en oeuvre d’une offre de transport ferroviaire à grande vitesse, on repère effectivement des adaptations de comportements de déplacement proches de celles observées sur Paris-Lyon. Cette similitude d’évolution des comportements de déplacement autorise à penser que l’on se place dans des situations d’évolution de l’offre – interprétable en termes de franchissement de seuils d’accessibilité par exemple – comparables.
Les spécificités du champ d’observation ne concernent évidemment pas uniquement l’offre de transport. Elles touchent aussi aux caractéristiques des tissus économiques de ces espaces. Ainsi, d’un point de vue qualitatif, le tissu économique lyonnais apparaît remarquable par sa diversité, sa relative autonomie et son caractère métropolitain alors que ces traits semblent beaucoup moins affirmés, même dans les plus grandes agglomérations (Nantes et Bordeaux) de la façade Atlantique (Damette, 1994). Ces différences ne remettent pas en cause la comparabilité des résultats. Elles soulignent simplement une diversité de contextes qui doit être intégrée à l’analyse.
Les aspects temporels constituent un autre élément important de l’univers d’observation à prendre en compte. Il en est ainsi des écarts de conjonctures entre les deux périodes d’observation. Le graphique ci-contre illustre bien le contraste existant entre les deux dispositifs d’observation. Si de 1980 à 1985 la conjoncture est demeurée bien morose, cette dernière année marque les prémices du redémarrage de la période 86-90 et la dynamique est positive. De 1989 à 1993, la situation est totalement différente. En effet la conjoncture est particulièrement bonne avant la mise en service du
TGV-A, et particulièrement dégradée lors du point opéré après celle-ci.
Cette réalité va bien sûr affecter les résultats. C’est ainsi qu’à la croissance de +56% de la mobilité d’affaire constatée sur le sud-est semble s’opposer une croissance de +9,5% seulement constatée sur l’espace « intermédiaire » du TGV-A. Pourtant, si l’on considère que la mise en service d’une desserte TGV et les transformations qui lui sont contemporaines sont des phénomènes historiquement datés, ces écarts de conjoncture n’empêchent pas la comparaison. Ils ne peuvent en revanche absolument pas être ignorés
encadré : Comparer les enquêtes TGV Sud-Est 1980-1985 et TGV-Atlantique 1989-1993... (fin)
Le troisième élément de l’univers d’observation à évoquer ici concerne l’objet même de l’observation. L’enquête sud-est était uniquement focalisée sur les déplacements à motif professionnels de semaine. Elle ne portait en outre que sur la mobilité ferroviaire ou aérienne. De ce point de vue, l’enquête Atlantique était beaucoup plus large puisqu’elle s’intéressait à l’ensemble des déplacements, quelles que soit leur motivation, couvrait également une partie du week-end et incluait les déplacements autoroutiers. On ne pourra donc mener de comparaison que sur les déplacements professionnels de semaines. En revanche, on conservera dans l’échantillon Atlantique les déplacements effectués en voiture particulière qui représentent un tiers du total sur la zone « intermédiaire », soit probablement beaucoup plus qu’entre Paris et Lyon au début des années 80. Ce choix est également motivé par le fait qu’une par importante de l’espace « intermédiaire » desservi par le TGV-A ne dispose pas d’une offre aérienne significative. Il reste quoi qu’il en soit toujours possible de dissocier les résultats par mode de transport.
Des procédures d’enquête proches
D’une enquête à l’autre, les procédures d’observation mises en oeuvre sont globalement très semblables. Le questionnaire – à chaque fois de type auto-administré – est largement identique du sud-est à l’Atlantique, au moins en ce qui concerne la partie spécifique aux motifs professionnels. La différence la plus gênante en termes de comparabilité vient de l’utilisation de nomenclatures des professions largement incompatibles. Sur ce point, on ne pourra guère dépasser les agrégations très grossières. C’est ici également qu’il faut mentionner la forte variabilité du taux de réponse à certaines questions lors de l’enquête TGV-A, suivant le mode ou la profession de la personne enquêtée par exemple. Mais c’est surtout l’importante dégradation du taux de réponse de 1989 à 1993 qui empêche pratiquement le traitement des informations correspondantes (Klein, Claisse et Pochet, 1996). Ces questions, qui tentaient d’une part de repérer « qui rencontre qui » et d’autre part de préciser les caractéristiques de l’entreprises de l’interviewé, apparaissent pourtant fondamentales dans la logique propre à ces questionnaires. Inutilisables en 1993, elles ne peuvent faire l’objet de comparaison avec les résultats du TGV Sud-Est.
Les modalités concrètes de distribution et de ramassage des questionnaires sont grosso modo les mêmes d’une enquête à l’autre : parfaitement identiques pour les trains (en dehors des trains de nuit plutôt marginaux s’agissant du trafic d’affaires) alors que pour les voyageurs aériens, la distribution à l’embarquement avec ramassage au débarquement opérée en 80-85 n’a pas pu être adoptée en 89-93 où l’ensemble des opérations a été effectué en salle d’embarquement sans que l’on puisse repérer de distorsion notable. La principale évolution est bien sûr intervenue avec le choix d’observer également le trafic routier en 1989 et 1993 : l’administration d’un questionnaire très simplifié et la distribution des questionnaires aux barrières de péage avec retour par courrier s’est avérée une procédure efficace, menant à un taux de retour d’environ 30% et offrant la possibilité de corriger d’éventuelles distorsions.
Un dernier aspect des procédures d’enquête concerne l’échantillonnage, les taux de sondage et finalement le redressement des données. En 1980-85, il semble que le choix ait été fait d’enquêter la totalité des trains et des avions jugés susceptibles d’intéresser le trafic d’affaires pendant 2 jours de semaine lors de la première vague, et 4 lors de la seconde. Sur les deux modes, les dates d’enquête ne correspondent pas. Le redressement semble avoir été opéré de manière à rendre comparables les données de 1980 et celles de 1985 d’une part et à reconstituer un taux de partage modal calculé à travers une « enquête coordonnée » menée par ailleurs par l’oest et l’inrets (Guilbault, Müller et Ollivier-Trigalo, 1984). Les enquêtes Atlantique ont été en 1989 et 1993 sur deux périodes exactement identiques (mêmes semaines dans l’année, mêmes jours dans la semaine, mêmes périodes dans la journée). Elles ont affecté les trois modes avec un taux de sondage variables et concernaient la totalité du trafic. C’est donc sur la base du trafic observé par les exploitants pendant la période d’enquête par train, avion ou tranche horaire qu’a été calculé le poids de chaque individu de manière à recomposer le trafic total de chaque mode.
Malgré ces quelques différences, les résultats montrent une large convergences. Pour autant que l’on retienne la zone « intermédiaire » du TGV-A, on retrouve une grande similitude de structure et d’évolution sur des variables aussi essentielles que le motif détaillé ou le secteur d’activité. Par-delà son aspect tautologique, cette convergence est le meilleur gage de comparabilité.

C’est ainsi que dans chacune de ces investigations, la motivation des déplacements d’affaires se répartit en trois ensembles distincts : les motifs marchands, liés à l’acquisition ou à la vente de produits ou de services représentent environ 40% du total ; le fonctionnement interne des entreprises ou administrations (« contacts internes ») génère lui aussi une proportion équivalente de trajets ; enfin, moins de 20% des déplacements sont associés à des activités non-marchandes impliquant des contacts « externes », en dehors de l’institution professionnelle habituelle du voyageur.

Si l’on détaille ces résultats et que l’on se focalise sur leur évolution, une large convergence apparaît encore. Dans le Sud-Est en 80-85 comme sur l’Atlantique en 89-93 tout d’abord, la croissance des flux est concentrée sur deux motifs : les contacts « internes » d’une part, la vente de produits et surtout de services d’autre part. Au contraire, les déplacements motivés par l’acquisition de produits ou de services se raréfient en nombre absolu, ainsi que, dans une moindre mesure, ceux générés par des contacts « externes ». On peut interpréter ces évolutions comme le résultat d’un double phénomène sur lequel on aura l’occasion de revenir par la suite : une certaine ouverture des aires de marché combinée à une réorganisation spatio-fonctionnelle des organisations productives.

En cherchant à préciser encore la nature de ces évolutions concernant les motifs de déplacements, on observe que la croissance des contacts « internes » est très largement expliquée par une croissance des déplacements dont l’objectif est « l’échange d’informations ». De la même manière, la hausse du motif vente est très liée à celle des déplacements dont l’objet est directement la réalisation d’une prestation, alors qu’en revanche la négociation perd de son importance. Cette prépondérance de la réalisation de prestations parmi les motifs marchands illustre parfaitement la place de plus en plus déterminante occupée par les échanges de services à valeur ajoutée, seuls capables de supporter le coût d’un déplacement de ce type. Elle dénote aussi la complexité croissante de ce type d’activité qui implique entre le client et son fournisseur une relation interactive durable (Djellal, 1994).

Malgré sa netteté, cette croissance en volume comme en structure des déplacements liés aux activités de services sophistiqués ne peut pas être interprétée directement comme une mesure de la croissance de ces activités elles-mêmes. En effet, la modification de l’offre de transport que constitue l’apparition du TGV se traduit aussi par des modifications importantes des comportements de déplacement. De ce point de vue, un enseignement essentiel des observations menées sur le sud-est concernait un double constat de raccourcissement de la durée des déplacements et d’augmentation de leur fréquence (Plassard, 1987) : plutôt que d’organiser quelques rares déplacements de plusieurs jours, le TGV permet de multiplier les allers-retours effectués dans la journée. Les résultats obtenus sur la façade Atlantique paraissent confirmer cette tendance. Ils ajoutent néanmoins une dimension en mettant en évidence un effet corrélatif de remplacement de voyages réalisés seuls par des déplacements effectués à plusieurs (Klein et Claisse, 1997).

Toutes ces évolutions tendent à relativiser les conclusions que l’on peut tirer à partir de la mesure de nombre de déplacement puisque, comme le dit François Plassard : « tout se passe comme si les hommes d’affaires se déplaçaient plus mais ne faisaient pas davantage » (1987, p. 8). Il convient néanmoins de considérer que ces évolutions de comportements de déplacements n’apparaissent guère différenciées suivant le motif ou, pour l’essentiel, les caractéristiques des voyageurs. Elles n’infirment donc pas les observations précédentes concernant les transformations affectant le contenu de plus en plus informationnel des échanges mais permettent de nuancer les résultats chiffrés.

En revanche, la remarque de François Plassard rejoint, à propos de la mobilité, l’interrogation centrale de l’économie de l’information exprimée sous la forme du « paradoxe de la productivité ». Il convient bien sûr de rester prudent sur ce domaine puisque rien dans les enquêtes de mobilité ne permet de dire si les cadres en déplacements « en font davantage » ou pas en multipliant leurs allers-retours. On peut cependant éclairer la question grâce aux observations sociologiques effectuées par Maurice Chevallier (1989) auprès d’usagers fréquents du TGV. Celui-ci confirme que l’aller-retour effectué dans la journée est devenu la norme, mais aussi un optimum après la mise en service du TGV, détrônant les voyages de plus longue durée. À travers les témoignages recueillis, il déploie les différentes dimensions de cette norme-optimum. Celle-ci disqualifie les séjours plus longs qui deviennent insupportables. Mais ce faisant, elle empêche la rationalisation intrinsèque à leur planification, généralement entreprise à l’avance. Elle multiplie aussi les sollicitations de déplacements, plus faciles à lancer, plus difficiles à décliner. En revanche, elle permet des articulations plus souples au sein même de l’activité professionnelle ou entre celle-ci et la vie familiale (p. 10 et suivantes).

Ces réflexions apparentent l’usage de la grande vitesse à celui des autres moyens de communication modernes. Elles rappellent les remarques déjà mentionnées de Jean Voge concernant l’efficacité déclinante d’une masse d’information croissante dans le système productif japonais. Il n’est pas anodin de souligner que les différents aspects illustrés par les témoignages recueillis à la fin des années 80 par Maurice Chevallier seront retrouvés presque point par point par les chercheurs s’intéressant l’usage des téléphones portables (96). Ils décrivent des processus dans lesquels les possibilités techniques ne sont pas de simples contenants aux formes desquels les comportements s’adapteraient, mais plutôt des éléments d’un jeu complexe de co-évolution.

Le tableau dressé des évolutions dans les motifs de déplacements tels qu’on a pu les mesurer à l’occasion de la mise en service de dessertes ferroviaires à grande vitesse rend finalement bien compte de la prégnance de l’information dans l’économie concurrentielle d’aujourd’hui. Il donne une image partielle mais originale du dynamisme spécifique des activités de services les plus créatrices de richesses. Il traduit également la complexité de ce phénomène en ne réduisant pas la croissance des flux de personnes à une simple croissance proportionnelle des échanges d’informations. Lu en sens inverse, il permet de mettre en évidence la régularité des transformations des situations avant et après TGV. Enfin, les données d’observation de la mobilité permettent de retrouver à propos de l’usage de la grande vitesse les mêmes interrogations qu’à propos de l’information quant à l’efficacité globale de cette multiplication des échanges permises par le développement de nouvelles performances techniques.

L’ensemble de ces éléments, par delà les particularités de conjoncture de telle ou telle étude de cas, semble désigner la grande vitesse comme un élément constitutif d’une économie plus informationnelle. C’est cette appartenance qu’il s’est agi de réintroduire dans l’analyse en se gardant bien de la rendre symétrique : les TIC, leur prépondérance et leur usage croissant, les normes d’ubiquité et d’urgence qu’elles portent renforcent les contraintes pesant sur le système de transport. De cette société-là naissent des exigences de services à grande vitesse.

Notes
95.

()011Concernant le TGV Sud-Est, les chiffres sont extraits d’un documents ronéoté du Laboratoire d’économie des transports intitulé Enquête TGV affaires – Présentation générale des tableaux, daté à la main de mars 1987 et probablement préparé par Jean-Louis Routhier. Il semble constituer le recueil chiffré des résultats le plus complet. Pour le TGV-A, voir Klein et Claisse (1997). Le premier document indique une part de 53% seulement pour les activités tertiaires en 1980, peut-être due en partie à une surestimation de la part des déplacements aériens générés par les entreprises productrices de biens d’équipement. Au total, on constate néanmoins une grande proximité de la structure selon le secteur d’activité de la population de chacune des quatre enquêtes.

96.

()011On retrouve effectivement dans cette littérature le constat d’une interpénétration de plus en plus forte des univers professionnels et personnels des individus (Jauréguiberry, 1996), l’idée d’une norme sociale qui s’impose peu à peu (Carré, 1996 ; Moeglin, 1996), la perception d’un outils qui facilite la mise en contact mais rend indifféremment toute sollicitation urgente et impérative (Tarozzi, 1996 ; Jauréguiberry, 1998).