L’élargissement de la sphère marchande

La suprématie actuelle des critères financiers est largement soulignée par les analystes. Michel Albert (1997) insiste pour sa part sur ce phénomène en en décortiquant le mécanisme. La désintermédiation (qui consiste pour les détenteurs de capitaux et les emprunteurs à traiter directement sur le marché sans passer par l’intermédiaire d’une banque), explique-t-il, a supprimé la mutualisation des risques que porte en lui le financement bancaire. Dans ce contexte, chaque projet est apprécié au cas par cas, suivant une évaluation qui fait ressortir sans atténuation les meilleurs d’entre eux au détriment des autres. La « sélectivité élevée des opérations du capital » est également soulignée par François Chesnais (1997, p. 31). La concurrence entre les emprunteurs est donc avivée pour obtenir les conditions d’emprunt les plus avantageuses.

Il en résulte, poursuit Michel Albert, une extension de la logique financière concernant les firmes, les individus et la puissance publique. Les firmes se trouvent contraintes de passer d’une logique « articulant une série d’objectifs complexes mêlant le financier, l’économique et le social » à une logique de satisfaction des intérêts immédiats des actionnaires. Les salariés des pays occidentaux se trouvent, à travers le jeu des fonds de pension, pris dans la même logique pour assurer leur retraite. Plus largement, ces « nouvelles formes d’investissement » (outre les fonds de pensions, il faut considérer aussi les investissements des sociétés d’assurance et ceux des sociétés de placements collectifs), où la participation au capital des firmes ne s’accompagne d’aucune contrepartie « immatérielle » (technologie, aide au management), ont, pour François Chesnais (1997, p. 39 et 51), pour conséquence de mettre directement en concurrence les salariés (97). Les états enfin, qui ont été les premiers semble-t-il à s’adresser directement au marché pour financer les déficits publics, ont perdu une large part de leur souveraineté en matière financière. Ils se soumettent alors à une logique identique, non seulement pour obtenir l’argent frais indispensable pour boucler le budget, mais aussi en vue d’attirer les capitaux à « résider » chez eux, sous forme mobilière, mais aussi immobilière à travers un jeu de concurrence territoriale visant à attirer de nouvelles localisations d’activités (Mucchielli, 1998, p. 326 et suiv.).

Cette « financiarisation » des relations économiques est fondamentalement interprétée par François Chesnais (1996) comme l’établissement de la suprématie du « capital-argent » face aux deux autres formes qu’il distingue : le « capital productif » et le « capital commercial ». Il croit alors pouvoir distinguer la mise en place d’un nouveau mode d’accumulation, « financiarisé et mondial ». Quoi qu’il en soit, à travers ces phénomènes d’extension de la logique financière, on retrouve, sous une autre forme, le phénomène déjà évoqué d’extension de la sphère marchande.

Jacques Adda, dans la première partie de La mondialisation de l’économie (1997), replace cette évolution dans une perspective historique de long terme. S’appuyant sur l’analyse de Karl Polanyi (1944), il s’oppose à la vision classique d’une extension progressive de la société marchande qui se serait développée d’abord au niveau local avant d’aborder les échelons régionaux, puis nationaux et aujourd’hui planétaires. Il propose au contraire une description selon laquelle la société est envahie par les principes marchands « à partir d’en haut », à partir du commerce international. Sa thèse, fondée sur de nombreux arguments, fait remonter au milieu du Moyen-Âge la prise d’autonomie, en Occident, d’un capitalisme urbain, marchand et très rapidement financier, par rapport au pouvoir politique fondé sur la domination territoriale (98). Ensuite, l’histoire peut se lire comme la pénétration et la subordination, lentes mais toujours plus profondes, des société locales par la logique marchande et financière. On acceptera volontiers cette interprétation qui recoupe en bien des points la lecture qui a été donnée de l’accélération des déplacements.

Notes
97.

()011Ce processus est renforcé par l’affaiblissement des cadres collectifs de relations sociales (Chaykowski et Giles, 1998).

98.

()011La description que donne Maurice Lombard (1971, chap IX, pp. 223-235) des circuits marchands dans L’islam au temps de sa première grandeur indique que, dans un autre contexte et sous une forme très différente, le même phénomène d’autonomie par rapport au pouvoir politique avait déjà joué en Orient entre les VIIIè et Xè siècles.