Marché global, identité globale ?

Dans cette perspective historique, la globalisation apparaît donc dans la continuité d’évolutions séculaires. Dans le même temps, les évolutions actuelles recèlent deux éléments de rupture particulièrement visibles. Le premier tient à l’explosion des marchés financiers. Même si on peut en percevoir les prémisses dès les années 50-60 dans la politique de financement du déficit public américain et dans la stratégie des firmes multinationales, la croissance vertigineuse des mouvements de capitaux est un phénomène sans précédent et récent. Son rôle essentiel dans l’extension de la sphère marchande a déjà été soulignée.

Le second élément de rupture est lié à la diffusion de l’usage des télécommunications, et plus généralement à la place de l’information dans le jeu économique contemporain. On ne va pas reprendre ce sujet déjà abordé il y a seulement quelques pages. On se contentera de souligner le lien fort toujours établi par les analystes entre cet événement et la globalisation. On ne reviendra pas ici sur la réalité du poids des activités de services dans les économies des pays développés. De même, la nécessité de moyens de communication performants pour mettre en oeuvre les principales dimensions de la globalisation est une évidence, même si pour l’apprécier, il convient d’articuler technique et société d’une façon non-univoque. La dynamique particulière des échanges de services et de produits à haute teneur en matière grise est en revanche un aspect de la question qui n’a pas encore été abordé dans ces pages.

Concernant les services considérés dans leur ensemble tout d’abord, la croissance des échanges internationaux est avérée en volume (99). Crozet et alii montrent ainsi que la croissance des échanges de services semble plus élevée, dans la période récente, que celle des échanges de marchandises (1996, p. 59), quand bien même les premiers ne constituent pas, et de loin, la majorité des échanges. Cela dit, l’hétérogénéité de l’ensemble des activités qui constitue le tertiaire rend difficile l’interprétation directe de ces évolutions. Gérard Lafay, afin de présenter le commerce international, présente une grille de décomposition des situations de service délocalisé (1999, p. 45). On notera que ce classement n’est absolument pas spécifique aux échanges internationaux. Il distingue quatre cas :

‘«blabla’

On aperçoit nettement, à travers cette classification, le poids des télécommunications et des technologies associées dans cet ensemble. Les taux de croissances atteints récemment par certaines de ces activités, ainsi que les perspectives souvent enthousiastes qui en sont tracées (Henry et alii, 1999, concernant le commerce électronique) donnent une mesure de l’importance de ce secteur dans les dynamiques actuelles. Pourtant cette image minore fortement le poids de la matière grise, puisque s’en tenant aux services, elle masque les échanges de produits à haute valeur ajoutée. Mais comme, malgré ces ambiguïtés et ces imprécisions, chacun s’accorde à reconnaître l’orientation des économies occidentales vers des activités incorporant une part croissante de matière grise, la seule question qui demeure ici est de savoir interpréter ces dynamiques.

Robert Reich (1991), et à sa suite Daniel Cohen (1997), attribuent aux « producteurs de symboles », par opposition aux « producteurs d’objets », un rôle tout à fait spécifique dans les évolutions contemporaines. Ce rôle repose sur le fait que la diffusion d’une « idée » – Daniel Cohen prend l’exemple du logiciel Windows (p. 61) – non seulement ne coûte rien, mais en accroît au contraire souvent la valeur initiale à travers ce que quelques économistes ont dénommé « effet-club ». Les « manipulateurs de symboles » pour reprendre l’exacte traduction de la terminologie de Robert Reich ont donc une propension naturelle à opérer sur un marché mondial.

Gérard Lafay, Colette Herzog et alii (1989, cités par Jacques Adda, 1997) soulignent pourtant que dans de nombreux cas, le caractère non-stockable du service n’offre pas d’autre alternative à la firme qui souhaite valoriser un avantage propre sur une activité particulière que l’implantation directe sur les marchés locaux. Cette situation prévaut en particulier pour les services publics (eau, électricité, transport, téléphone, etc.), et plus largement pour les activités qui ont pu bénéficier d’un monopole protégé (banque, assurance). Libéralisation aidant, « la part des services dans le stock d’IDE [Investissements Directs à l’étranger] est passée à 50% au début des années 90 ».

Mais au-delà des considérations sur les effets de règlements limitant l’accès à telle ou telle activité, la remarque précédente met en exergue l’un des dilemmes important de la globalisation. En effet, elle traduit aussi le fait que les symboles et les idées sont souvent dépendants de la langue dans laquelle ils sont exprimés et de la culture propres aux communautés qui les produisent ou les adoptent. Ces caractéristiques les rendent difficilement transférables et constituent donc un frein à l’intégration sans limite des marchés comme des process de production.

La croissance des IDE est une première manière de concevoir la façon dont cette réalité est contournée par les dynamiques à l’oeuvre. Jacques Adda (1997, p. 82) insiste sur l’homogénéisation des modes de consommation, des normes techniques et la fluidité des mouvements de capitaux que traduit l’importance des investissements croisés entre les différentes aires de la « Triade ». Les processus, parfois décrits en termes de « glocalisation », qui consistent à mobiliser des ressources locales dans un cadre global constituent une autre manière d’envisager la réponse à cette tension. Ils visent d’abord à mieux gérer les contraintes, c’est à dire à mieux articuler nécessités globales et spécificités locales. Il s’agit là d’une vision plutôt étroite de ces phénomènes.

Ainsi, le constat de l’importance des écarts de valeur entre les cultures déjà dressé dans La logique de l’honneur semble constituer le point de départ de la réflexion des co-auteurs de Cultures et mondialisation (d’Iribarne et alii, 1998). Celui-ci plaide pour que la diversité des cultures soit acceptée et intégrée dans les pratiques de gestion des entreprises. Pourtant, ces différences sont souvent considérées comme des particularités, des bizarreries, voire des obstacles, que la mondialisation est contrainte de reconnaître pour s’y adapter. La conclusion des expériences de rapprochement entre la Française Renault et la Suédoise Volvo ou de coopération entre EdF et son homologue Camerounais semble déjà intégrée par les états-majors des multinationales lors de la définition de leur politique de communication interne (Bournois et Voynnet-Fourboul, 2000) : les écarts culturels entre nations sont une réalité avec laquelle il est nécessaire de composer. Des sciences de gestion émanent déjà des ouvrages à visée instrumentale pour mettre en oeuvre un « management interculturel » (Dupriez et Simons, 2000).

Contrairement à ce que semblent montrer la pratique des multinationales, à propos desquelles plusieurs auteurs évoquent encore les quelques efforts réalisés pour associer la « sensibilité » latine à la « rigueur » protestante, Philippe d’Iribarne n’envisage pas ces spécificités comme des ressources potentielles qui pourraient être développées localement dans le cadre d’une intégration globale. C’est pourtant cet espoir qui, de manière paradoxale de prime abord, conduit sur le devant de la scène des valeurs communautaires ou de terroir que la standardisation fordiste et le village global paraissaient avoir définitivement enterrées. Enfin, Philippe d’Iribarne envisage encore moins qu’à travers cette adaptation des pratiques de gestion, les spécificités locales puissent influer sur les objectifs poursuivis par les firmes

Même si l’on ne reviendra que plus tard sur les illusions du localisme, il convient cependant dès à présent de ne pas se laisser abuser. La « glocalisation » n’est pas l’harmonie retrouvée d’une économie globale, mais à dimension humaine. La mobilisation et le développement des ressources locales est un phénomène perceptible, mais à nuancer. Pour un espace qui aura pu concilier son histoire, ses savoir-faire et son insertion dans l’économie mondiale, on pourrait en citer cent qui, de restructurations en développements anarchiques d’activités flexibles, ont vu leur culture spécifique laminée. L’image des « ressources locales » qu’il s’agit de faire prospérer au sein de l’économie mondiale est également très fonctionnaliste. Rares sont les valeurs, parmi celles qui fondent la cohésion des communautés locales, à être impliquées dans ces processus.

On retrouve alors la critique radicale portée par Philippe Engelhard (1996) du « ‘projet universaliste de la raison libérale’ » ou celle, plus interrogative, de son presque homonyme Ronald Ingelhart (1999) qui déplore « ‘la tendance inhérente [de l’approche du choix rationnel] à exclure les facteurs culturels’ » (p. 54). Pour le premier, il s’agit d’une négation du « fait tribal », c’est à dire du fait que les êtres humains construisent aussi leur identité en relation avec les individus qu’ils côtoient, en référence à une histoire et une culture collective. Négation théorique à travers l’hypothèse de séparabilité des préférences des agents, constitutive du modèle de concurrence pure et parfaite ; négation concrète à travers la destruction des cultures communautaires et la promotion de modes de vie laissant les individus isolés.

Dans ce contexte, la multiplication de revendications identitaires prenant des formes très variées est souvent analysée comme un retour de bâton, comme une réaction défensive de sociétés dont la diversité est niée et d’individus dont la construction identitaire est entravée par la disparition de ses principaux référents. Manuel Castells (1997) insiste bien sur les mutations qui affectent les institutions fondamentales : la crise du « ‘modèle patriarcal de la famille’ » et la dilution de l’état-nation. Il est rejoint sur ce dernier point, au moins quant à la thématique, par la quasi-totalité des auteurs. Mais son discours n’est ni celui d’un effacement des structures sociales traditionnelles au profit d’une violence généralisée, ni celui d’un retour à la situation d’antan. Il voit dans les évolutions contemporaines une redistribution – sous forme de multiplication – des sources de pouvoir, mais aussi des supports identitaires capables de produire de nouveaux codes culturels.

Au final, il n’apparaît pas que globalisation signifie de manière univoque uniformisation culturelle. Cette tendance s’affirme effectivement au plan économique comme d’un point de vue culturel. Pourtant, elle semble devoir s’articuler selon des modalités complexes à une autre tendance qui voit les dimensions micro-sociales, communautaires ou individuelles reprendre de l’importance (Mattelart, 1992, p. 282).

Notes
99.

()011Les services ont, par rapport aux biens matériels, la caractéristique de ne pas être stockable. Tout service produit est donc également échangé. La part croissante des activités de services dans les économies occidentales a déjà été évoquée, d’où cette brève parenthèse ne concernant que les échanges internationaux.