Information et globalisation inégalitaires

Un large accord existe dans la littérature sur le constat d’une remontée des inégalités sociales entre individus dans la période actuelle, donc de manière synchrone à l’approfondissement de la globalisation. La question se pose donc de savoir si ce dernier processus est à la base d’une dynamique ségrégative. Dans cet esprit, on peut faire débuter le raisonnement par le discours de Robert Reich sur la portée de la « révolution informatique » pour l’économie mondialisée (1991) (100). On y retrouve tous les argument classiquement évoqués à ce propos. Son intérêt ici est qu’il conduit à décrire une société dont les fortes inégalités se trouvent en partie renouvelées. C’est en effet l’accès des individus aux compétences nécessaires pour exercer des fonctions de « manipulateurs de symboles » qui devient la variable-clé de la position sociale. C’est aussi la maîtrise de ces fonctions qui permettra aux pays riches, et en premier lieu aux états-Unis, de conserver leur avance. Or ces compétences se développent sur une base qui semble faire voler en éclat l’homogénéité de la classe moyenne et instaurer des inégalités fortes non plus aux marges de la société, mais en son centre.

Concernant les seules « villes globales », Saskia Sassen (1991) décrit ainsi une bipolarisation croissante de la structure sociale. Mais cette tendance ne se traduit pas seulement à travers un accroissement des écarts entre les situations d’extrême pauvreté et d’immense richesse, mais aussi par un éclatement des situations « normales » entre le monde des « petits boulots » et celui des cadres des services supérieurs. Cependant, exposée de manière aussi brutale, cette thèse paraît trop tranchée pour correspondre à la situation des villes européennes. Elle semble d’ailleurs ne pas résister aux vérifications empiriques (Petsimeris et Ball, 2000). Son intérêt est de relier deux tendances a priori contradictoires d’enrichissement d’une part de la population et d’appauvrissement d’une autre.

Sur un plan plus général, le jugement que Robert Reich porte sur le système éducatif américain est révélateur de ces nouvelles inégalités : le système éducatif américain, explique-t-il, est « le meilleur du monde » non pas parce qu’il amène une large part de la population à un niveau culturel et de compétences élevés – ce que de son propre aveu les pays européens et le Japon réussissent mieux que les états-Unis – mais parce qu’il prépare de manière optimale « 15 à 20% » de ses enfants à occuper des fonctions de « manipulateurs de signes » (1991, p. 208 et suiv.). Plus simplement, Paul Krugman (1996, p. 185) énonce que « depuis 1970, le progrès technique a augmenté la prime que le marché donne aux travailleurs hautement qualifiés ».

Dans cette lignée, Daniel Cohen (1997, p. 78) corrobore ce constat « d’un éclatement des inégalités au sein de chaque groupe socioculturel ». Il explique aussi que cette nouvelle dynamique des structures sociales ne doit rien au développement du commerce international qui ne vient que « ‘se couler dans le moule des sociétés inégalitaires : comme si le mouvement inégalitaire était en fait premier [...]’ » (1997, p. 65). Le phénomène serait alors déterminé par la « troisième révolution industrielle » et son cortège de mutations technologiques et organisationnelles qui en résultent. Pour expliciter cette affirmation, Daniel Cohen emprunte à Michael Kremer la « théorie « O’Ring » » (Quaterly Journal of Economics, août 1993). Cette image du joint torique (O’ring) qui, défaillant, a provoqué la perte de la navette spatiale Challenger et de son équipage veut exprimer l’idée selon laquelle la moindre incohérence provoque aujourd’hui des coûts faramineux pour les organisations productives. Le défaut de qualité le plus minime du plus petit composant d’un produit complexe, la défaillance la plus insignifiante d’un simple assistant au sein d’une équipe de spécialistes de haut niveau peut entraîner des risques catastrophiques. Les organisations productives, de plus en plus souvent confrontées à ce type de risque, deviennent alors fortement ségrégatives : ‘« les meilleurs vont ensemble, les médiocres aussi’ ». En conséquence, les écarts de standards de qualité entre activités se traduisent par des écarts de revenus qui évoluent de manière exponentielle à mesure que le niveau exigé augmente. C’est ainsi qu’apparaissent des inégalités importantes à compétences pourtant a priori équivalentes (1997, p. 76 et suiv.).

Ce raisonnement semble cohérent. Il paraît plus convaincant que la théorie plutôt complémentaire « des Superstars » que Paul Krugman (1996, p. 191) emprunte à Sherwin Rosen : les technologies de l’information et de la communication élargissent la sphère d’influence des individus ; là où, par exemple, des acteurs de théâtre ne se produisaient que devant quelques centaines de spectateurs, certains d’entre eux font aujourd’hui des shows télévisés suivis par des millions de personnes ; ce phénomène, que l’on retrouve de manière certes moins caricaturale dans de nombreux domaines, vient creuser les hiérarchies de revenu à l’intérieur d’une même profession. La conclusion est donc identique.

Quoi qu’il en soit, il convient sans doute de relativiser ces raisonnements en soulignant que la variabilité des niveaux de revenus à l’intérieur d’une catégorie socioprofessionnelle supposée homogène n’est sans doute pas un phénomène entièrement nouveau. Ces effets sont en partie liés aux systèmes d’observation qui supposent l’homogénéité de groupes sociaux sur des critères qui peuvent ne pas se révéler toujours pertinents. C’est donc davantage autour de la dynamique de ces différenciations que se concentrerait la nouveauté. Il devient donc nécessaire de s’interroger sur les causes de l’émergence de ces activités à haute exigence de qualité ou à large rayonnement.

En premier lieu, Daniel Cohen avance l’explication de la « troisième révolution industrielle » qui apparaît être le deus ex machina de ses écrits. Suivant la tradition économique qui fait du progrès technique le résidu des modèles de croissance, il explique qu’après la première révolution industrielle, qui nous a menés à un taux de croissance, calculé sur le long terme, de 1% l’an, la deuxième est intervenue qui a permis 2%. Aujourd’hui arrive la troisième qui « permettra de faire mieux encore » (1997, p. 75). Sauf à admettre une sorte de déterminisme de l’évolution technique, ces considérations ne font que déplacer le problème vers les racines la révolution informatique.

En second lieu, le même auteur avait dans son précédent ouvrage (1994) analysé en profondeur la sortie du fordisme. On trouve sur ce point une explication plus convaincante. Il suffit par exemple de se remémorer la pression à l’innovation qu’induit l’accentuation de la concurrence et la tendance au pilotage du marché « par la demande » pour comprendre l’importance nouvelle de ce qui apparaît comme une « prime à la qualité ». On peut en troisième lieu s’appuyer sur l’analyse de Saskia Sassen (1991) pour montrer que la sophistication des produits, et surtout des services, est une exigence du phénomène de globalisation.

L’argument principal de Saskia Sassen est que le jeu économique, en se complexifiant, porte en lui de nouvelles exigences de coordination auxquelles répond le phénomène de globalisation. Elle insiste sur le fait que la dispersion géographique croissante des activités et la mobilité accrue du capital, alors que la propriété demeure concentrée, « impliquent la mise sur pied d’un système de fourniture d’inputs tels que planification, gestion au plus haut niveau et services d’affaires spécialisés » (p. 69). D’autres éléments peuvent être mis en avant comme la nécessité de gérer les instabilités temporelles de toutes natures. Enfin, un rôle particulièrement important est dévolu au développement des marchés financiers dans l’émergence des services sophistiqués aux entreprises. L’ensemble de ces activités est en outre à l’origine d’un flux tout à fait essentiel d’innovations, qui alimente de manière notable leur croissance. Là encore, les services financiers font figure d’archétype.

Ces outils de la globalisation économique se mettent en place au sein des grandes métropoles à travers l’activité de personnels de haute compétence et bénéficiant de revenus élevés, les « postes professionnels » selon la terminologie de Saskia Sassen (1991, p. 335), les yuppies de la finance dans l’imaginaire collectif. Ce processus semble donc répondre aux théories « O’Ring » ou des « Superstars » reprises par Daniel Cohen et Paul Krugman : c’est à travers son exigence intense de coordination dans un contexte de forte complexité des organisations économiques que la globalisation est à la base d’une nouvelle dynamique – inégalitaire – de métropolisation autour du développement des activités de services sophistiqués aux entreprises. On notera pour terminer le rôle essentiel finalement dévolu aux outils et aux pratiques de gestion de l’information dans ces analyses. Information et globalisation apparaissent décidément indissociables.

Cela dit, il convient de ne pas faire du phénomène de globalisation une lunette étroite d’observation de ces dynamiques inégalitaires renouvelées. Si le développement des services sophistiqués alimente de nouvelles analyses, des facteurs plus traditionnels de ségrégation sociale n’en disparaissent pas pour autant. Manuel Castells (1998, p. 159-60) avance « quatre processus solidaires » pour expliquer le creusement des inégalités dans la société en réseau qu’il décrit. La désindustrialisation, avec pour corollaire la perte d’influence des syndicats, est le premier. Il se combine avec un second processus d’individualisation du travail pour laisser les salariés peu protégés au niveau collectif. C’est alors la capacité individuelle à s’insérer dans « l’économie informationnelle » qui va déterminer, avec des écarts considérables, les revenus de chacun. L’arrivée massives des femmes dans cette économie alors que la société – en crise sur ce plan là – reste organisée sur le principe de la domination masculine est le troisième processus. Le quatrième tient à la forte croissance des ménages mono-parentaux à la fragilité accrue. Cet ensemble est effectivement plus vaste que les conclusions que l’on peut tirer de la théorie « O’Ring ». Il en constitue en quelque sorte le contexte général et, notamment sur ses deux premiers aspects, le fondement.

Notes
100.

()011Cet ouvrage est surtout célèbre pour la thèse selon laquelle les entreprises globales n’ont plus d’autre patrie que le monde entier. à travers la perspective historique qu’il trace, Jacques Adda (1997) montre quant à lui comment dès l’origine, le capitalisme financier et marchand a construit son autonomie par rapport au pouvoir politique territorial. Il analyse ensuite la manière dont ce capitalisme a souvent pu s’appuyer sur le cadre des états-nations pour se développer. Ce processus a été marqué par la succession de trois situations hégémoniques, au profit des Pays-Bas au XVIIIè siècle, de l’Angleterre au XIXè et des états-Unis au XXè (pp. 46-48). Cette analyse permet d’une part de comprendre le discours de Robert Reich dans la mesure où le lien entre la classe financière et marchande et les états apparaît historiquement contingent. Elle permet aussi de le relativiser car cette imbrication est ancienne et reste profonde. Elle permet peut-être enfin de le dépasser si l’on accepte l’hypothèse qu’une nouvelle hégémonie mondiale se met en place au profit de la « Triade », à travers, entre autres, les entreprises globales.