Usage socialement sélectif

Lors de la mise en service du TGV Sud-Est, la SNCF avait abondamment communiqué sur le thème de la « démocratisation » de la vitesse induite par un tarif presque inchangé par rapport à celui pratiqué auparavant sur la ligne classique. Cette modération tarifaire a été rendue possible pour partie par les gains de productivité qui découlaient des choix techniques contenus dans le concept initial, pour partie encore par les économies avérées que représente l’adoption d’un tracé plus « tendu » entre Paris et Lyon et donc de presque 15% plus court (438 km contre 512). On peut aussi parier que la nécessité d’imposer dans le public un moyen de transport nouveau a conduit la société nationale à adopter une grande prudence commerciale. La stabilité des prix, après plus de dix ans de combat pour convaincre le corps social des bienfaits de la réalisation du projet, apparaît comme un ultime argument mis en oeuvre par ses promoteurs propre à désarmer les oppositions.

Concernant les déplacements d’affaires, la comparaison des deux enquêtes de mobilité menées autour du TGV sud-est en 1980 et 1985 permet d’observer cette relative « démocratisation ». Le tableau suivant est construit selon la profession des individus en distinguant les positions sociales les plus élevées (PCS+ : Propriétaires non salariés d’une entreprise, Professions libérales, Cadres supérieurs, Cadres, Professeurs) et les moins élevées (PCS- : Ouvriers, Employés, Techniciens, Maîtrise, Instituteurs). La catégorie « autres » rassemble principalement les commerçants et artisans. Il indique la part relative de chaque catégorie dans le trafic total (avion+train). Les évolutions constatées entre les deux enquêtes menées autour du TGV-Atlantique ont également été rappelées.

Tableau : Structure et évolution de la composition socio-professionnelledu trafic d’affaires tout mode* sur les axes desservis par le TGV.Résultats d’enquêtes avant-après
1980 1985 85/80 93/89
PCS+ 80 % 75 % +26 % +15 %
PCS- 13 % 18 % +92 % +3 %
autres 7 % 7 % +33 % -37 %
TGV Sud-Est TGV-A

* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

Les chiffres concernant le sud-est confirment en premier lieu le poids déterminant des catégories socioprofessionnelles élevées dans la mobilité d’affaires. Ils indiquent en second lieu un dynamisme indéniable de la mobilité des catégories sociales les moins favorisées qui paraît justifier l’évocation d’une « démocratisation » de la vitesse. En l’absence de chiffres comparables concernant le trafic autoroutier, il convient cependant d’être mesuré quant à la portée de ces observations. On peut toutefois souligner qu’à l’occasion de la mise en service du TGV Sud-Est, la régularité historiquement vérifiée (et déjà évoquée dans la première partie) d’un accaparement par les classes sociales les plus privilégiées des moyens de transport les plus performants ne s’est pas trouvée confirmée.

Ces résultats semblent contredire le constat dressé sur le TGV-A d’une différenciation sociale accentuée à la suite de l’introduction de la grande vitesse (Klein et Claisse, 1997). Pour interpréter ces écarts, il convient de souligner que, tant pour le TGV Sud-Est que pour l’Atlantique, la période sur laquelle ont pu être observées les modifications de l’offre de transport est courte relativement à la régularité historique évoquée ci-dessus. Elle ne permet pas de s’abstraire des éléments conjoncturels participant à définir la politique tarifaire retenue à chaque époque. Or, les éléments tarifaires restent d’autant plus déterminants que les catégories de voyageurs dont on compare la mobilité se distinguent en premier lieu par leur revenu (apprécié ici à travers la PCS). Dans ces conditions, ces résultats sont d’abord marqués par l’évolution des choix de politique tarifaire de la SNCF.

Afin de vérifier si l’usage de la grande vitesse ferroviaire traduit le renforcement, et surtout le renouvellement, des inégalités que les analystes rattachent à la globalisation, on peut tenter d’emprunter une autre voie. Les travaux d’analyse des phénomènes de métropolisation menés par l’équipe de Géographie du Système Productif du laboratoire Strates permettent en effet d’envisager de segmenter la population active autour de la notion de « travail métropolitain », selon des critères qui ne sont pas directement liés au revenu, mais plutôt au contenu informationnel des emplois. La définition de la notion, le principe du découpage et son application aux données rassemblées lors des enquêtes-TGV sont exposés dans l’encadré ci-contre.

Tableau : évolution du trafic d’affaires tout mode* selon le caractère métropolitain de l’activité des voyageurs
croissance 1980-1985 1989-1993
Travail métropolitain +33 % +25 %
Travail non-métropolitain +34 % -14 %
TGV Sud-Est TGV-A

* : Air+Fer pour le TGV S-E, Air+Fer+Route pour le TGV-A

Le travail métropolitain étant isolé au sein de la population de voyageurs observée, on s’intéresse à la croissance du trafic total (tout mode) de chacun des deux groupes ainsi constitués entre l’enquête avant TGV et l’enquête après TGV. L’objectif est de vérifier si la grande vitesse ferroviaire participe de manière spécifique au développement des activités proprement métropolitaines en induisant une croissance particulière de la mobilité qu’elles génèrent. Entre l’enquête sud-est menée en 1980-1985 et l’enquête Atlantique de 1989-1993, les résultats sont plutôt contrastés de ce point de vue. Tout se passe comme si, le phénomène de métropolisation, encore fragile et contrarié au début des années 80, s’était affirmé depuis.

Concernant le TGV-A tout d’abord, les résultats présentés ci-dessus semblent confirmer l’hypothèse d’une différenciation sociale spécifique, attachée au développement des activités métropolitaines. Entre la dynamique des deux groupes distingués, le contraste est effectivement important. Il est plus important que celui mis en évidence avec une segmentation plus traditionnelle selon la PCS. La différence d’évolution constatée sur le trafic tout mode est encore renforcée si l’on examine le seul trafic ferroviaire. Les chiffres détaillés par mode tendraient même à révéler une capacité du TGV à induire du trafic sur le seul segment du travail métropolitain. À travers cette image, l’usage de la grande vitesse ferroviaire apparaît bien traduire le renouvellement des inégalités sociales consécutif au phénomène de globalisation.

En regard de la netteté des évolutions affectant le TGV-A, le critère de « métropolité » n’apparaît absolument pas discriminant sur les résultats concernant le TGV Sud-Est puisque la croissance de chacun des deux segments est identique. Pour mieux comprendre, il est néanmoins nécessaire de pousser davantage l‘analyse. On peut tout d’abord comparer ces résultats avec ceux du tableau précédent, issus d’une segmentation sur la PCS. On remarque ainsi que l’écart entre les niveaux de mobilité du travail métropolitain et du travail non-métropolitain perdure (puisque les taux de croissance sont identiques) alors que les différences plus traditionnelles constatées entre classes de PCS, observées sur le même échantillon, semblaient s’estomper. En ce sens, ces résultats sont cohérents avec ceux du TGV-A qui indiquent une accentuation des différences lorsque l’on passe du critère de la PCS à celui de la « métropolité ».

Encadré : Repérer le « travail métropolitain » dans les enquêtes de mobilités
La démarche de définition du « travail métropolitain » est exposée par Jeannine Cohen et Félix Damette (Laboratoire Strates, 1989, pp. 3-23 puis 27-32). Elle consiste en un double découpage fonctionnel et sectoriel qui aboutit à distinguer d’une part les « fonctions abstraites » (administration-gestion, commerce, conception) des « fonctions concrètes » (fabrication, manutention-transport, services) et d’autre part la « sphère productive » de la « reproduction sociale ». Le découpage est encore affiné en isolant au sein de la sphère productive le « péri-productif » tout d’abord, constitué des « services directement nécessaires à l’activité économique », et les activités présentant un taux d’encadrement important ensuite, révélant l’importance de la part des opérations de conception en leur sein. Le poids de l’agglomération parisienne, prise comme « référent de la métropole » est enfin apprécié dans ces différents segments. Il permet de définir « le travail métropolitain [comme étant] constitué par les fonctions abstraites du péri-productif et des industries conceptionnelles » (p. 31).
Ce découpage est appuyé sur un appareil statistique conséquent qui réunit des données de recensement concernant les individus et des données d’entreprise provenant en particulier des enquêtes « structure des emplois » de l’Inséé. L’application de ce découpage aux données rassemblées à travers les enquêtes de mobilité réalisées autour des TGV sud-est et Atlantique se révèle délicat pour deux raisons : il est clair, d’une part, qu’une enquête embarquée dont l’unité d’observation est un déplacement ne permet de recueillir que des informations très générales sur l’emploi et a fortiori sur l’entreprise de la personne interrogée ; d’autre part, les enquêtes TGV n’ont en aucune manière été conçues pour repérer de façon précise le « travail métropolitain » dont le concept n’était pas apparu au moment de la rédaction des questionnaires. Dans ces conditions, il n’est pas possible de respecter toute la rigueur de la définition du travail métropolitain avancée par Félix Damette pour mesurer son poids et son évolution dans la mobilité d’affaire.
Toutefois, le matériau disponible, qui contient l’indication du secteur d’activité du voyageur observé, permet cependant d’approcher cette notion de manière relativement satisfaisante, en croisant simplement cette variable avec la PCS. Selon les indications de l’équipe du laboratoire Strates, on peut en particulier distinguer sans difficulté le secteur « péri-productif et les industries conceptionnelles ». Suivant l’atlas La France en villes (Damette, 1994), il semble ensuite préférable d’agréger à cet ensemble quelques activités de « reproduction sociale élargie » qui apparaissent typiquement métropolitaines comme la recherche, les services culturels et d’administration centrale. Afin d’approcher les « fonctions abstraites » de ces activités, on exclut simplement du travail métropolitain les artisans-commerçants, les employés, les ouvriers, les policiers-militaires, les instituteurs, les membres du clergé, les étudiants, les retraités et les personnes sans profession. Cet élargissement de la notion de travail métropolitain rapproche la définition de celui-ci de la notion « d’activités transactionnelles » que Jean Gottmann propose dès 1961 d’isoler dans un « secteur quaternaire » (Gottmann, 1961, pp. 576-580 ; Gottmann, 1970, pp. 324-325).
Dans ces conditions, on segmente la population des voyageurs observés lors des deux enquêtes TGV en deux groupes rassemblant respectivement environ deux tiers de l’effectif sur le travail métropolitain et un tiers sur le travail non-métropolitain. Le critère du revenu reste présent, mais atténué, dans cette segmentation puisque les PCS les plus élevées se retrouvent majoritairement au sein du travail métropolitain mais qu’un tiers d’entre elles environ sont rangées parmi le travail non-métropolitain. La proportion est renversée concernant les PCS les moins favorisées dont une part équivalente accède cependant au travail métropolitain.

En observant de manière plus précise les données, on mesure aussi le poids de la crise de restructuration industrielle qui pèse sur les données du début des années 80. En effet, alors que l’ensemble du trafic lié aux activités du secteur « péri-productif » (métropolitain ou non) et à la « reproduction sociale » croissent respectivement de 61 % et de 48 %, l’évolution du trafic lié aux activités productives est de +5 % seulement entre 1980 et 1985, tant au sein du travail métropolitain qu’au sein du travail non-métropolitain. Une décennie après, sur la façade atlantique, la hausse de trafic due au travail productif métropolitain sera de +22 % de 1989 à 1993 alors que le travail productif non-métropolitain sera en baisse de près de 20 %. Cette dissociation des deux composantes des activités productives au cours des années 80 traduit l’approfondissement de la globalisation dont la crise de restructuration industrielle a constitué une étape importante.

Ainsi, les résultats obtenus sur le TGV Sud-Est n’infirment-ils pas ceux de l’Atlantique. Ils les « situent » d’un point de vue historique, permettant peut-être encore mieux de rattacher le dynamisme spécifique du trafic « métropolitain » aux tendances contemporaines de l’économie globale. On constate alors de nouveau que le contexte macro-économique de ces observations de la mobilité à grande vitesse joue à nouveau un rôle déterminant dans leur interprétation. Il paraît renforcer le schéma d’une mise en place progressive, au cours des années 80, d’une économie métropolitaine fondée sur la manipulation de l’information. À travers cette dynamique, il permet de mieux comprendre le sens des fluctuations de trafic constatées. Il permet surtout de mieux comprendre la mesure dans laquelle la grande vitesse ferroviaire est un moyen de circulation de l’information de l’économie globalisée.