Un standard des « villes d’affaires »

On a souvent comparé le TGV à « un avion sur rails ». En affirmant par exemple que « ‘le TGV [se] rapproche plus d’un avion bon marché que d’un train’ », François Plassard (1988) cherche à préciser les caractéristiques de l’offre ferroviaire à grande vitesse : rapidité et raréfaction des arrêts intermédiaires. Mais l’image vise aussi très souvent à insister sur la rupture que représente le TGV par rapport au train classique. Force est pourtant de constater que cette rupture est demeurée très partielle. On a déjà vu que les performances du TGV le situent dans la lignée d’une évolution continue depuis deux siècles. L’histoire de la genèse de la grande vitesse ferroviaire montre également l’influence déterminante des savoir-faire accumulés dans le monde ferroviaire sur ce processus. Institutionnellement enfin, le TGV demeure un produit parmi d’autres d’une entreprise ferroviaire encore unifiée.

Dans le même temps, le TGV se distingue fortement de l’offre ferroviaire classique, en particulier par les usages qu’il suscite. Le principal élément explicatif de cette réalité est le franchissement d’un seuil d’accessibilité : c’est en rendant possible, sur des trajets à longue distance, la réalisation d’un aller-retour dans la journée en laissant six à huit heures disponibles à destination que le TGV inscrit le chemin de fer sur le segment des déplacements à grande vitesse. Ce principe se décline néanmoins dans la diversité. En effet, ces comportements de mobilité à la journée apparaissent pour des temps de parcours supérieurs à trois heures, se banalisent vers deux heures et s’assouplissent – avec une extension des possibilités d’aller-retour dans la demi-journée – lorsque le trajet peut être effectué en une heure (Klein et Claisse, 1997). En outre, la situation de chaque relation est différente, suivant que l’avion ou la voiture permet des performances équivalentes, suivant aussi l’amélioration apportée par le TGV : sur Paris-Tours ou Paris-Lille, l’aller-retour dans la journée était déjà possible en train classique.

Ce n’est donc pas tant en termes d’opposition entre l’offre ferroviaire conventionnelle et l’offre à grande vitesse que s’analysent les modifications qui interviennent à la faveur de la mise en service d’une ligne nouvelle, mais plutôt en termes d’accession à un certain standard de niveau de service. Outre l’aller-retour dans la journée, ce standard combine également des critères de fiabilité, de disponibilité et de prestations mises à disposition sur lesquels se positionnent les différents modes concurrents. Ce standard de niveau de service est enfin étroitement articulé avec le développement d’une norme comportementale, qui a déjà été évoquée, en matière de déplacement professionnel (Chevallier, 1989).

C’est en partie en gardant ce standard à l’esprit qu’il faut apprécier la présence presque systématique de critères d’accessibilité parmi les facteurs importants de localisation (Jouvaud, 1996) ou de compétitivité d’une agglomération. D’ailleurs, et conformément à cet aspect normatif, c’est plutôt le défaut de desserte autoroutière, aérienne ou par TGV qui est perçu comme un handicap au développement économique. On soulignera enfin que ces préoccupations sont de long terme présentes à l’esprit des urbanistes. Ainsi, Jean Gottmann affirme-t-il dans le courant des années 60 que « l’accessibilité est le premier prérequis de l’affirmation d’une centralité » avant de développer le rôle des différents modes de transport – dont les Trans Europ Express et le – à l’époque tout récent – Tokaido japonais pour la partie ferroviaire (Gottmann, 1970, p. 329, trad. libre).

Dans ce cadre explicatif, les efforts politiques et financiers des collectivités locales en faveur de la desserte de leur territoire peuvent s’envisager comme des opérations de standing dont l’objet n’est pas directement d’améliorer les conditions d’accès, mais plutôt d’en construire une perception positive. Dans les faits, le meilleur moyen de combattre une image d’enclavement est souvent d’augmenter les performances des dessertes dont on dispose. Il reste un certain nombre d’initiatives dans ce domaine dont la logique technique, mesurée en temps de parcours ou en fréquence, est difficile à saisir

Ainsi, l’arrivée du TGV jusqu’à La-Roche-sur-Yon, en Vendée, au moyen d’une locomotive diesel qui tracte à petite vitesse les rames à grande vitesse sur les 50 derniers kilomètres non électrifiés du parcours constitue la figure emblématique de ce type d’initiatives qui heurtent profondément la culture technicienne. L’objectif est dans ce cas d’établir une relation directe avec Paris en TGV, même si cette option est plus onéreuse et moins rapide qu’une correspondance à Nantes par exemple. Mais le financement du TGV-Est par les collectivités territoriales ou celui d’une liaison aérienne directe entre Lyon et New-York relèvent de la même logique... En revanche, posée en termes de perception, l’arrivée des rames TGV ou l’établissement d’une liaison aérienne directe vers telle ou telle capitale relève d’une rationalité plus facilement accessible.

Le Laboratoire d’économie des Transports a mené en 1990 une investigation par consultation d’experts pour répondre, dans un contexte ouest-européen, à la question « ‘à quoi reconnaît-on une ville internationale ?’ » (Bonnafous et Buisson, 1991) (101). Le panel des 50 répondants initiaux a été recruté dans trois domaines d’activité principaux : « ‘la recherche et l’enseignement supérieur, la gestion et l’expertise dans des institutions bancaires et financières nationales et internationales, et la gestion et les études auprès des collectivités’ » (p. 12). Il se répartit pour l’essentiel entre la France (24 experts) et les autres pays européens (23 experts).

Les résultats confirment tout d’abord l’importance attribuée aux critères d’accessibilité puisqu’ils conduisent à classer comme « ‘décisive la présence de bonnes liaisons autoroutières, aéroportuaires et ferroviaires’ » (p. 18). Mais cette étude est intéressante dans la mesure où elle replace ce critère parmi tous les autres retenus par les experts et fait apparaître une représentation cohérente de ces villes situées au sommet de la hiérarchie urbaine.

De fait, les experts décrivent la ville internationale comme une ville d’affaires et déqualifient les autres critères, liés à la vie quotidienne des habitants ou au tourisme de masse par exemple. Il ne s’agit évidemment que d’un stéréotype élitiste (Bonneville, 1994) (102), mais cette limitation permet, en matière de transport, de ne pas déborder du champ des déplacements à motif professionnel observé jusqu’à présent. Ces villes d’affaires sont aussi des noeuds de réseaux. Il s’agit évidemment des réseaux de communication – facilités de transport déjà évoquées et moyens de télécommunication ou d’échange de données – mais aussi de réseaux organisationnels ou fonctionnels que rendent visibles la présence de centres de décisions de firmes et l’accueil de nombreux congrès internationaux. Enfin, ces villes disposent d’une gamme étendue de services évolués dédiés à la réalisation des affaires. On retrouve sous cette rubrique les fonctions métropolitaines évoquées par Saskia Sassen (1991) d’intermédiation, de régulation et d’innovation.

Mais les opinions des experts permettaient de compléter cette image sans originalité d’une exigence particulière : la ville internationale doit ressembler à ses consoeurs. Cette exigence de similitude déclinée sur de nombreux items dans les réponses des experts a été soulignée par les auteurs de l’étude (p. 23). La ville d’affaires doit disposer partout des mêmes services, offrant partout des prestations équivalentes. Elle utilise partout la même langue, s’organise selon les mêmes principes d’urbanisme fonctionnel (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1992, p. 298) et marchands (Célis, 1992) pour abriter les centres de direction des grandes entreprises et s’habille de la même architecture. Tout ce qui viendrait rompre cette monotonie viendrait du même coup faire obstacle à la fluidité des échanges. Il s’agit donc, selon la norme très utilitariste qui transparaît de ces avis d’experts, d’éviter de perturber l’homme d’affaires en activité.

Cette volonté de gommer tout dépaysement rejoint parfaitement les efforts réalisés par les diverses autorités d’aménagement pour permettre aux agglomérations dont elles ont la charge d’accéder à un niveau d’accessibilité considéré comme un standard indispensable. L’usage du TGV – ou de l’avion – pour la réalisation de déplacements en aller-retour sur la journée répond évidemment à la même logique. Inscrire les trajets aux marges de la période journalière d’activité tend à effacer les temps de déplacement, vise en quelque sorte à supprimer la distance de manière à pouvoir travailler indifféremment à Paris, Bruxelles ou Lyon par exemple.

Cela dit, cette vision univoque et uniforme de la ville d’affaires est incomplète. La fluidité parfaite qu’elle vise se combine également avec une recherche de la différence. Les ressources et les opportunités qu’une ville d’affaires peut offrir de manière spécifique constituent pour elle des atouts importants, qui deviennent vraisemblablement déterminants pour entretenir un rayonnement international. Ces ressources et opportunités peuvent découler d’une position géographique favorable et/ou d’une accessibilité avantageuse, mais elles ne se réduisent pas aux aspects strictement fonctionnels : les compétences électroniques qui fondent une partie du dynamisme de Grenoble, par exemple, ne sont pas nées de la proximité de la Silicon Valley et ne prospèrent pas uniquement grâce à des conversations d’affaires aseptisées. De même, le savoir-faire accumulé à Paris dans les industries du luxe est à la fois essentiel au plan économique et porteur d’une forte charge symbolique (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1992, chap. III). La représentation étroitement utilitaire de l’internationalité développée plus haut apparaît fondamentalement incomplète.

On aura l’occasion de revenir plus loin (au chapitre 8) sur l’analyse des facteurs spatiaux ou territoriaux de développement économique. Il importe néanmoins de souligner ici que ces dynamiques d’homogénéisation/différenciation des espaces sont de même nature que la problématique d’uniformisation abordée à partir de la globalisation des marchés. Elles en sont en quelques sortes la traduction géographique. Dans ce cadre, on a alors tenté de montrer comment la grande vitesse, en permettant de nouvelles normes d’accessibilité, participe à ces mouvements de fond.

Notes
101.

()011Cette consultation d’experts a été menée selon la méthode delphi qui consiste, après une phase initiale de questionnement d’un panel d’experts, en un processus interactif pendant lequel les mêmes experts sont amenés à corriger les réponses de l’ensemble du panel. Après quelques itérations, le processus converge vers un ensemble de réponses stables (Maser et Foley, 1987, cité par Bonnafous et Buisson, 1991).

102.

()011Cette optique est finalement proche de celle adoptée par Jean Labasse (1989, cité par Bonneville) qui énonçait que ce ne sont pas les immigrés qui font une ville internationale. Alain Tarrius (1992), à partir de l’exemple des activités commerçantes du quartier marseillais de Belsunce, dénonce cette étroitesse de vue et montre que l’internationalité « du sud » est aussi porteuse de richesses, à conditions de ne pas considérer d’emblée ce commerce-là comme un « trafic » malsain à éradiquer.