Un vecteur d’élargissement à l’espace de la sphère marchande

L’intégration par les firmes des marchés sur lesquels elles opèrent et de leurs activités de production est un des fondements du phénomène de globalisation. De ce point de vue également, le transport ferroviaire à grande vitesse semble parfaitement s’inscrire dans les évolutions macro-économiques qui lui sont contemporaines. En effet, on se souvient (Chapitre 4) que l’analyse de l’évolution des motifs de déplacements menée d’après les enquêtes de mobilité du TGV Sud-Est a mis en évidence une croissance spécifique de deux motifs particuliers : la vente de produits ou services d’une part, la rencontre d’agents de la même institution professionnelle (entreprise, groupe, administration) que le voyageur enquêté d’autre part.

L’hypothèse alors avancée était que ces évolutions pouvaient être interprétées comme une modification du rapport à l’espace des firmes concernées. La vérification de cette hypothèse impliquait d’abandonner la seule observation de la mobilité pour s’intéresser à « l’économie de la firme ». C’est la démarche qui fut entreprise par le Laboratoire d’économie des Transports dès le début des années 80 (Gouedard-Comte, 1983 ; Gamon, 1984 ; Hebert, 1984) autour des activités du tertiaire supérieur dont on a déjà pu mesurer la sensibilité à la nouvelle offre de transport. C’est néanmoins sous la signature de Marie-Andrée Buisson (1986) qu’a été établit le bilan de la mise en place de la relation à grande vitesse avec Paris pour les activités de services aux entreprises de la région Rhône-Alpes.

Cette enquête a été menée par interview auprès de 39 entreprises (103). Elle est marquée par une conjoncture générale plutôt morose et par une instabilité – ou un dynamisme – supérieure à la moyenne dans les activités visées. Il en résulte d’abord que les évolutions intervenues depuis la mise en service du TGV et que l’on peut constater 3 à 5 ans après, sont marginales. L’autre élément important est que ces évolutions sont largement spécifiques aux stratégies et à la situation particulière de chaque entreprise.

Dans ce cadre général, l’évolution la plus marquante du rapport à l’espace des entreprises concerne celles qui, restées indépendantes d’un groupe d’implantation nationale, opèrent néanmoins sur un marché peu protégé localement. L’abaissement du coût de déplacement vers Paris semble avoir représenté pour elles une opportunité importante d’accès au marché de la Capitale. Il se traduit aussi comme un aiguillon concurrentiel incitant à adopter des stratégies plus agressives. Ces entreprises ont alors tenté de valoriser sur le marché parisien leurs atouts spécifiques, celui, par exemple dans la publicité, procuré par la relative faiblesse des frais de structures mieux adaptées à la gestion de budgets d’envergure régionale. On retrouve là un phénomène classique d’extension des aires de marché consécutive à un abaissement des coûts de transport.

Mais l’extension des aires de marché n’est pas la seule modalité à travers laquelle se modifie le rapport à l’espace des entreprises observées. On constate en effet une transformation de l’organisation spatiale des firmes (Buisson, 1989). L’accès à de nouveaux marchés se traduit tout d’abord par une tendance à l’implantation directe d’une antenne locale dont le démarrage est facilité par la nouvelle proximité que permet le TGV. Mais à cette première tendance s’en ajoute une autre, marquée par une certaine redistribution géographique des activités. Elle concerne un groupe plus diversifié d’entreprises, non plus limité à celles ayant acquis un nouvel accès au marché parisien, mais étendu à toutes les firmes présentes à la fois en Rhône-Alpes et en Île-de-France. Cette redistribution prend des formes diversifiées, de la spécialisation fonctionnelle de différentes implantations géographiques à l’association ou au partenariat avec d’autres firmes (104). Le résultat est néanmoins toujours l’établissement de liens fonctionnels entre les diverses localisations qui impliquent la circulation intensive d’informations et de personnes. C’est également le constat dressé par Jean Ollivro à travers une enquête menée en 1996 auprès de professionnels occupant des « fonctions stratégiques » circulant en TGV entre la Bretagne, les Pays-de-la-Loire et l’Île-de-France (Ollivro, 1999 par exemple).

Ces résultats corroborent largement ceux issus des enquêtes de mobilité. Mais en se focalisant sur le fonctionnement des entreprises, ils permettent de mettre en évidence la manière dont le TGV, en développant la flexibilité spatiale, s’inscrit dans un mouvement de transformation de l’échelle géographique sur laquelle fonctionnent les organisations économiques. En ce sens, il rejoint à nouveau l’ensemble des moyens de communication qui participent de la transformation des rapports de la société à l’espace.

L’élargissement des aires de marché constaté dans les années 80 dans le sud-est de la France, tout comme l’intégration fonctionnelle des entreprises également repérée, renvoie à la transformation de structures économiques qui, de locales ou régionales, deviennent nationales. Dans ces nouvelles configurations, le TGV devient, en complément d’autres moyens de communication, un intermédiaire obligé de la gestion de l’espace tant pour accéder aux marchés qu’à l’intérieur même du processus de production. Là où le contact direct pouvait trouver une place dans un cadre géographique restreint, c’est une communication un peu plus médiatisée qui s’impose avec le surcroît de flexibilité spatiale que permet la grande vitesse. Le TGV incarne alors à son tour l’artefact qui s’immisce au sein du lien social, le rend indirect mais du même coup contribue à ce qu’il soit encore possible. Comme dans l’exemple évoqué par Patrice Flichy du téléphone au début du siècle par rapport au développement des suburbs américaines, le TGV participe à rendre gérable, sur son segment de pertinence, le décloisonnement géographique des activités économiques et dans le même temps contribue à l’accentuation de cette évolution. En ce sens aussi, il s’inscrit dans le mouvement de globalisation.

Mais à travers ses performances qui permettent le décloisonnement, la grande vitesse ferroviaire constitue à l’instar d’autres modes et comme l’illustre le modèle prix-temps, un moyen de transaction entre la distance du trajet, le temps de parcours et le prix du déplacement. Au-delà de la simple extension des aires de marché, on peut avancer que le développement de tels moyens de transport socialise l’espace. à travers le renforcement d’une certaine marchandisation du franchissement de la distance, la grande vitesse ferroviaire n’apparaît à nouveau pas étrangère à la globalisation.

Cet aperçu vient compléter ceux concernant le renouvellement des inégalités d’une part et les dynamiques d’homogénéisation/différenciation des espaces d’autre part. Ces trois aspects mettent à nouveau en évidence une articulation étroite entre le développement de la technologie des transports ferroviaires à grande vitesse et une tendance tout à fait primordiale d’évolution de la société. Lues à travers la globalisation, les observations et les analyses menées précédemment autour du TGV se trouvent partiellement renouvelées. Elles illustrent les modalités selon lesquelles la grande vitesse ferroviaire vient s’insérer dans les mutations contemporaines. Par-là, elles permettent de mieux comprendre les fondements du succès, des limites et des échecs du TGV.

Notes
103.

()011Dans le but de ne « retenir [que] des activités qui constituent a priori des enjeux importants pour le développement régional », les observations ont été limitées aux activités d’études et conseils en informatique (15), de création publicitaires (15) et aux experts-comptables et analystes financiers « de haut niveau » (9).

104.

()011Farida Djellal (1994), présente une analyse très détaillée des stratégies spatiales et fonctionnelles adoptées dans le secteur du conseil en technologie de l’information. Elle met en évidence que ces stratégies dépendent tout à la fois des caractéristiques de chaque entreprises et de leurs marchés et se différencient suivant les activités que l’on considère à l’intérieur du processus de production.