Faire tout d’abord abstraction de la géographie

Il est courant, dans la littérature consacrée aux évolutions actuelles de l’organisation de la production, de voir traiter simultanément les aspects proprement organisationnels et les aspects géographiques ou territoriaux. Le concept de « district », repris de Alfred Marshall, est la parfaite illustration de cette tendance : il désigne une forme particulière de territoire organisé (ou mieux, d’organisation territorialisée) dont beaucoup ont fait l’archétype des mutations contemporaines (105). On traitera séparément ces deux aspects en se réservant de n’aborder l’analyse spatiale qu’en quatrième partie, non seulement par souci de clarté, mais également par choix de ne pas mêler a priori des dimensions qui demeurent distinctes.

En effet, la dynamique de l’évolution des modes d’organisation de la production est à situer dans la crise du fordisme. Elle transite principalement à travers l’exigence nouvelle de flexibilité déjà largement évoquée. La recherche de cette flexibilité est l’objet des mutations organisationnelles actuelles du système productif. Dans ce squelette de schéma explicatif, les phénomènes de concentration ou d’éclatement spatial semblent plutôt seconds ; ils apparaissent davantage comme des conséquences de ces déterminants lourds que comme des causes. La géographie n’est pas la source de ses propres dynamiques. Les moteurs des transformations qui la façonnent lui sont exogènes. En outre, il paraît aujourd’hui avéré que les liens entre ce niveau géographique et celui des organisations ne sont pas de type mécaniste et linéaire : de la poursuite d’objectifs similaires en termes de flexibilité ne résulte pas systématiquement la même inscription territoriale.

Cette manière de considérer un espace économique en dehors de sa géographie physique n’est évidemment pas nouvelle. François Perroux visait explicitement cet objectif en proposant les définitions de trois représentations de l’espace économique : « l’espace économique comme contenu de plan », constitué des relations tissées par chaque unité économique avec ses fournisseurs et ses clients, « l’espace économique comme champ de force » rendant compte de l’asymétrie de ces relations et « l’espace économique comme ensemble homogène » décrivant les convergences de structures de prix des différentes unités (Perroux, 1991, pp. 159-175). La démarche théorique et quantitative de l’économiste français ne sera pas suivie ici. Sa dénonciation de l’obsession de l’espace banal encourage néanmoins à considérer séparément un espace de relations entre agents ou unités économiques.

De la même manière, dans un article très dense, Nicole May invite à dissocier l’espace géographique de l’espace social en ce qui concerne les relations interpersonnelles liées à l’activité professionnelle (May, 1990). Elle souligne que la proximité physique n’est pas à la base de la constitution d’un « milieu » ou d’un district. Une telle communauté est fondée par les appartenances sociales qui lient l’ensemble de ses agents. Pour confirmer son propos, elle indique l’existence de réseaux de relations « informelles » ou « personnelles » spatialement éclatés. Le raccourci qui consiste à associer trop rapidement proximité sociale et localisation géographique commune apparaît alors réducteur et porteur d’incohérences. On y reviendra plus longuement dans la partie suivante.

Cette partie-ci demeurera volontairement a-spatiale pour éviter de rester trop a-sociale. Elle est constituée de deux chapitres. Le chapitre 6 donnera tout d’abord une lecture des évolutions du système productif en termes organisationnels. Il n’y sera donc pas question de TGV. C’est au chapitre 7 que reviendra la charge d’établir une liaison entre la structure productive mise à jour et l’usage de la grande vitesse dans le cadre de déplacements à motif professionnel. On y parviendra en précisant les « temps sociaux » qui structurent la société contemporaine.

Notes
105.

)011Parmi l’abondante production portant sur la « troisième Italie », les districts technologiques, etc., l’ouvrage collectif dirigé par Georges Benko et Alain Lipietz (1992a), Les régions qui gagnent, présente une intéressante synthèse des débats sur ce thème : quatre articles pour présenter, selon l’intitulé de la première partie, « l’hypothèse des districts industriels », trois autres pour affirmer que « les districts ne sont pas seuls au monde », et enfin cinq contributions pour « élargir la problématique ».