Flexibilité et économie d’échelle ou de variété

L’existence simultanée de deux types de concurrence entre les entreprises (Veltz, 1993b) a déjà pu être soulignée au chapitre 4, lors de l’évocation de l’épuisement du fordisme. La première, la compétition par les coûts, donne l’avantage aux firmes qui réussissent à produire à moindre frais. La seconde, la compétition hors-coûts, fonctionne sur une logique de différenciation de la production et de segmentation du marché. Dans l’Europe capitaliste issue de la révolution industrielle, les deux processus de concurrence ont à chaque époque fonctionné de paire. L’importance relative de l’un et de l’autre est par contre sujette à variation. C’est ainsi par exemple, que le mode d’accumulation fordiste se caractérise plutôt par la fabrication massive de produits peu variés et par une intense compétition par les coûts.

Les évolutions contemporaines se distinguent alors de la période précédente par une remontée en force des mécanismes de compétition hors-coûts. Selon la logique de différenciation de la production sur laquelle elle repose, on peut distinguer en son sein quatre dimensions : compétition par la qualité, par la variété, par les délais de réaction et enfin par l’innovation (106). C’est par ce biais que la recherche de flexibilité a pu être placée au coeur des évolutions du système productif. Pourtant, en raison principalement de la diminution des temps de réaction de la concurrence, on ne constate guère, aujourd’hui, d’atténuation de cette course au prix de revient le plus faible. Plus que jamais, compétition par les coûts et compétition hors-coût sont les deux processus qui structurent aujourd’hui le système productif. Dans ces conditions, il serait sans doute erroné de ne pas lire les transformations concrètes qui affectent aujourd’hui l’organisation économique à travers deux dynamiques partiellement indépendantes : la recherche de flexibilité d’une part, la recherche d’économie d’échelle et de variété d’autre part. Pour progresser, il convient maintenant de donner un contenu plus concret à ces notions.

Par-delà leur différence, les entreprises cherchent toutes à réduire leurs coûts de production. Depuis Alfred Marshall, on distingue dans cet effort la recherche d’économies internes à l’entreprise d’une part et les économies externes de l’autre. Ces dernières, moins intuitives, désignent les gains que l’entreprise tire de son environnement. Plus précisément, Mark Blaug indique que « les économies ou déséconomies externes apparaissent chaque fois que la fonction de production d’une firme contient des variables qui ne sont pas des entrées (inputs) physiques mais plutôt les effets des activités d’autres firmes » (Blaug, 1986,p. 450). Ces externalités sont qualifiées de technologiques si elles ne transitent pas par un système de prix. L’exemple le plus simple de ce type d’externalités technologiques, négatives dans ce cas, est constitué par la gêne occasionnée à tous les autres agents par l’utilisateur d’une route libre de péage. On doit la notion d’économies externes pécuniaires à Jacob Viner. Elle désigne au contraire les externalités qui apparaissent par le jeu du marché. Tibor Scitovsky a souligné la place prépondérante de cette dernière catégorie d’externalités, bien devant les économies dites technologiques (Jessua, 1968, p. 131 et suiv.).

La notion d’économie d’échelle bénéficie quant à elle incontestablement de la plus grande ancienneté dans la littérature économique. La définition la plus étendue les définit ainsi : « les économies d’échelle sont les diminutions de coûts de production unitaire obtenues grâce à une augmentation des dimensions de l’unité de production » (Bremont et Geledan, 1981, p. 142). Il est aujourd’hui classique de distinguer économies d’échelle, liée à un accroissement quantitatif de la production et économie d’envergure, ou de variété, liées à une diversification de celle-ci (Greffe, Mairesse et Reiffers, 1990, chapitre 42 : Industrie, pp. 1535-1566). Les deux caractères - interne/externe et d’échelle/d’envergure - précisés ici peuvent être croisés. Le tableau suivant précise le mode de réalisation des diverses combinaisons possibles :

Tableau : L’origine des économies internes et externes d’échelle et d’envergure (et de variété)
échelle Envergure (variété)
Interne niveau de production variété des différentes tâches exécutées
Externe nombre de producteurs dans le complexe ou dans l’agglomération variété des producteurs dans le complexe ou dans l’agglomération

Source : Allen Scott et Michael Storper (1991, p. 13) (107)

Plus récente, plus floue, plus « fourre-tout » également – ce qui a permis de la placer sans difficulté au coeur des évolutions contemporaine – la notion de flexibilité est une notion multiforme (Tarondeau, 1999) et plus difficile à préciser. Dans un article détaillé, Georges Benko et Mick Dunford (1992) précisent ses différentes dimensions. Ils distinguent tout d’abord la flexibilité technique, celle apportée par la possibilité de moduler et d’adapter la production d’une machine aux fluctuations des volumes et de la composition de la demande. Ils rendent compte ensuite de l’aspect organisationnel du phénomène en soulignant l’apparition de structures industrielles flexibles. Le propos est encore étendu à la structure du capital, d’une part pour insister sur la flexibilité plus importante qu’apportent aux entreprises la détention d’actifs financiers plutôt que d’actifs corporels et d’autre part pour rappeler l’accroissement de la fluidité du marché des capitaux.

Concernant la sphère du travail, les deux auteurs mettent tout d’abord en avant une flexibilité fonctionnelle « ‘qui caractérise la capacité d’une entreprise à moduler les tâches effectuées par ses employés en fonction de changements dans la demande, la technologie ou la politique de marketing’ » (p.227). Cette capacité est en premier lieu cultivée parmi la main d’oeuvre stable de l’entreprise. Elle se rapporte surtout à l’organisation du travail à l’intérieur de la firme. La flexibilité numérique désigne quant à elle la possibilité d’ajuster les effectifs. En ce sens, elle touche surtout à l’organisation générale du marché du travail. Dans un contexte beaucoup plus large, deux autres facettes de la flexibilité sont enfin abordées. L’une concerne la réduction de l’intervention étatique, l’autre une sorte de flexibilité des modes de vie et de la consommation.

Une fois établit le caractère multi-dimensionnel de la flexibilité, Georges Benko et Mick Dunford reviennent sur les ambiguïtés de ce concept. Ils indiquent tout d’abord que toutes ces formes de flexibilité ne constituent pas un ensemble cohérent, que de multiples combinaisons peuvent exister. Ils rappellent ensuite que la recherche de flexibilité n’est pas une fin en soi mais une réponse à un ensemble de déséquilibres et d’instabilités. Les chemins concrets par lesquels elle peut transiter sont donc relatifs à ce contexte général.

Par rapport à cette dernière interrogation, la définition que donnent les auteurs de la flexibilité reste insuffisante. Ils s’en tiennent en effet à une définition par les moyens et se contentent de citer Robert Boyer (1988) pour préciser « que l’on peut considérer [la flexibilité] comme la vitesse de réponse d’un système économique à des perturbations ou à des chocs venant de l’extérieur ». Pierre Veltz, dans un article déjà cité, développe une définition à partir des objectifs poursuivis. Cette démarche l’amène à proposer un double découpage, fonctionnel et temporel, de la flexibilité (Veltz, 1993b) (108). Il désigne ainsi sur le plan fonctionnel trois dimensions de la flexibilité : la flexibilité de variété, la flexibilité de réactivité et la flexibilité d’anticipation et d’innovation. Mais il insiste sur la nécessité de distinguer les horizons temporels de la flexibilité. Il isole ainsi une flexibilité stratégique, répondant à des objectifs de long terme, et une flexibilité liée à la conduite des opérations – flexibilité organisationnelle – de court ou moyen terme. D’autres auteurs distinguent encore la flexibilité statique désignant une simple capacité d’adaptation (il s’agirait plutôt, en reprenant le découpage précédent, d’une flexibilité réactive de court terme) et la flexibilité dynamique, stratégie plus active visant à maintenir ouvertes plusieurs opportunités (109).

Notes
106.

()011Pierre Veltz, qui opère cette distinction, précise que les exigences de ces quatre dimensions, notamment en termes de flexibilité peuvent être antinomiques (Veltz, 1993a).

107.

()011011On notera au passage que Allen Scott et Michael Storper ne spatialisent pas a priori l’environnement dans lequel peuvent se produire des économies externes. La notion de « complexe » laisse en effet la possibilité d’un environnement organique plutôt que géographique.

108.

()011Pierre Veltz rapproche délibérément ces diverses figures de flexibilité des « grands enjeux correspondant aux principaux modes de compétition hors-coût ». La recherche de flexibilité semble bien s’attacher d’abord à cet aspect de la concurrence entre les firmes. Il n’en reste pas moins qu’elle répond aussi de manière évidente à des préoccupation de maîtrise des coût tant il est vrai que ces deux modes de concurrence sont, on l’a déjà indiqué, indissociables.

109.

()011Voir par exemple Alban Richard et Franck Bancel (1995) qui dans leur analyse des décisions d’entreprises définissent encore trois composantes de la flexibilité dynamique : la flexibilité décisionnelle pure est relative à la capacité d’éviter les situations d’irréversibilité, la flexibilité informationnelle pure, liée à la recherche d’une meilleure anticipation des évolutions de l’environnement et la flexibilité stratégique.