Unité et diversité des mondes possibles

Ce foisonnement de définition n’est pas seulement la conséquence de la jeunesse du concept. Il traduit également la multiplicité des voies suivies actuellement en matière d’organisation de la production. Dans leur ouvrage commun, Robert Sallais et Michael Storper (1993) définissent, pour la période contemporaine, quatre « mondes possibles de production » au sein desquels les firmes peuvent évoluer. Ces quatre « mondes possibles » sont des épures théoriques par rapport auxquelles les firmes se positionnent avec une accessibilité plus ou moins forte. Chacun d’eux correspond « à une combinaison, deux à deux, des deux conventions qui construisent la qualité du produit : celle qui construit le marché (consolidation des demandes individuelles versus irréductibilité des demandes entre elles) ; celle qui élabore le travail (spécialisation des personnes versus standardisation) » (p. 40) (110).

Cette construction permet d’isoler tout d’abord un « monde de production industriel ». Celui-ci est fondé sur une convention de standardisation connue de tous, producteurs et consommateurs, qui s’étend des actes de travail à la technologie et au produit (p.44). La concurrence se joue sur les prix à travers en particulier la réalisation d’économies d’échelle. La production s’adresse à un marché très large dont les incertitudes sont probabilisables. La flexibilité nécessaire concerne les ajustements quantitatifs. Les tâches standardisées s’adressent à une main d’oeuvre parfaitement interchangeable. On pourra reconnaître dans ce modèle l’idéal de la production de masse fordiste.

Le « monde de production marchand » correspond à la production sur des normes standard de biens (ou de service) aux caractéristiques adaptées à un demandeur particulier ou un segment de marché limité. Les auteurs donnent l’exemple d’une filature qui se propose de produire des fils fantaisie à la demande pour la fabrication de tissus de mode. Dans ce monde de production, la concurrence se joue encore principalement sur les prix. Des critères de qualité apparaissent néanmoins, touchant aux capacités d’adaptation à la demande d’une part et aux délais de réponse d’autre part. La réponse en termes de flexibilité est donc de deux ordres. Le premier point appelle une souplesse technologique vraisemblablement obtenue par anticipation à moyen ou long terme, mais aussi, afin de concilier les standards usuels de production et l’adaptation fine à la demande, la recherche d’économies externes de variété. Le second point fait directement référence à une capacité de réactivité quantitative. Mais l’ajustement à ces aléas ne peut pas être, comme dans le cas précédent, le simple licenciement des travailleurs en excédent. En effet, ce mode de production et sa flexibilité reposent aussi sur la disponibilité et l’autonomie de la main d’oeuvre . C’est dans ce cadre, en faisant varier le volume de travail, qu’est plutôt recherché l’ajustement quantitatif.

Autour d’un producteur spécialisé qui s’adresse à un demandeur unique (ou un segment de marché très étroit), on peut construire le « monde de production interpersonnel ». L’offre est différenciée sur des critères de qualité, de réponse spécifique à la demande. Les produits fabriqués sont donc nombreux, ils évoluent rapidement. Le prix, à la limite, n’est plus que le révélateur de la satisfaction du client, la concurrence se jouant sur la qualité. Sur le principe du district marshallien auquel correspond ce modèle, le fonctionnement de ce monde repose sur l’appartenance à une communauté structurée. Celle-ci est la source d’importantes économies externes de variété et de flexibilité tant à court qu’à long terme. Ce caractère est entretenu par le processus de « spécialisation flexible » dans lequel la plupart des entreprises sont engagées. Au sein de la communauté se détermine aussi la convention de travail de ce monde. Elle sera fondée sur les principes de responsabilité personnelle et de respect des règles collectives.

Le dernier « monde possible de production » présenté par Robert Salais et Michael Storper est obtenu au croisement d’une demande générique (c’est à dire où toute individualité se perd et où les risques sont probabilisables) et d’une production spécialisée. Il s’agit typiquement d’activités pour lesquelles le « ticket d’entrée », l’investissement initial à réaliser avant de produire effectivement, est très onéreux. Il inclut même souvent une importante composante non monétaire, d’apprentissage. Afin de maintenir ce « ticket d’entrée » à l’encontre d’éventuels nouveaux concurrents ou simplement d’entretenir la différenciation de ses produits, la firme est contrainte d’innover. Mais cette innovation ne peut se limiter à une évolution périodique du produit initial. Elle doit aussi être globale et systématique. La recherche de souplesse vise en interne comme en externe au maintien de cet avantage qualitatif. On peut alors souligner le caractère dynamique de cette démarche. Par contre, les aléas quantitatifs sont, dans ce modèle, toujours gérés en externe, par sous-traitance. Constitué d’experts connaissant et respectant les règles déontologiques ou scientifiques de leur domaine de compétence, c’est le « monde de production immatériel ».

L’intérêt de cette typologie est multiple. Elle pose tout d’abord les différentes formes de recherche d’économies d’échelle, de variété et de flexibilité au coeur de l’analyse du système productif. Elle permet également de ne pas enfermer le raisonnement dans une vision univoque des évolutions actuelles. Ce faisant, la multiplicité des « mondes possibles » précise largement la recherche d’un sens à ces évolutions. Au regard de cette diversité, il est vraisemblable que l’on ne s’oriente pas vers un type unique d’organisation de la production. Si régularités il y a, celles-ci ne sont pas de nature statique, telle la convergence vers un état d’homogénéité, d’unification du système productif, mais plutôt de nature dynamique, autour d’un mouvement d’ensemble, de trajectoires parallèles (111).

Enfin, l’ouvrage de Robert Salais et Michael Storper décrit un univers où tout n’est pas possible. Concrètement, la communauté de producteurs ne fournit par exemple pas le monde en biens standardisés. De même, la capacité de différenciation par l’innovation semble attachée à certaines combinaisons spécifiques de facteurs. Les modes de fonctionnements, décrits ici sous forme de conventions, sont contraints par une obligation de cohérence entre la forme de mobilisation de la main d’oeuvre, le type de production, de marché, etc. Cette cohérence délimite les « mondes possibles ». Elle permet également d’esquisser des trajectoires d’évolution privilégiées, du monde industriel au monde marchand par exemple, et d’en exclure d’autres comme moins probables, du monde industriel au monde interpersonnel.

Pourtant, Robert Salais et Michael Storper restent très prudents quant aux perspectives d’avenir qu’ils tracent. Décryptant l’identité économique de la France à travers le prisme à quatre faces qu’ils ont construit, ils relèvent quelques évolutions dessinées au cours des années 80. Ils notent qu’au regard de l’évolution du commerce mondial, « ‘l’avenir appartient aux produits autres que strictement ’industriels’’ »(p. 117). Plus loin, ils mettent en évidence « un réagencement en faveur des mondes possibles marchand et immatériel » (p. 189). Ce sont les seules tendances générales qu’ils identifient. Leur démarche est ensuite de focaliser leur regard d’abord sur les différentes composantes d’un « monde possible », puis sur quelques « mondes réels » de la France contemporaine.

Cette approche à travers le concept de convention situe clairement l’origine de la diversité constatée du système productif à un niveau intermédiaire : entre le niveau macro-, celui du « mode de régulation » et le niveau micro-, celui des individus. Les règles implicites ou explicites formalisées par quelques économistes sous forme de conventions constituent une production sociale tout à la fois collective et spécifique d’une communauté. C’est par le biais de telles analyses « méso- », centrée sur les « structures intermédiaires d’apprentissage collectif », que peut être introduit, « dans un monde de structures sans agent le ferment d’instabilité et de changement que représente la possible déviance des individus et des sous-groupes sociaux sans pour autant tomber dans un monde d’agents sans structure » , selon une formule d’Alain Lipietz reprise par Jean-Pierre Gilly et Bernard Pecqueur (1995).

Notes
110.

()011« Les conventions [dont il est question ici], sont en premier lieu, des hypothèses formulées par chacun dans l’action et qui accompagnent, tout en la permettant, l’accession d’un monde possible à réalité dans un produit. Elles autorisent et guident l’action vers une fin. Elles en repèrent progressivement la visée commune. Cette fin et ces conventions n’ont à ce stade qu’un statut provisoire pour chacun. La reproduction à l’identique des situations d’action et la réussite par le produit de ces épreuves successives de réalité vont tendre à modifier la nature de cette fin et de ces conventions. Elles vont tendre à leur donner un caractère définitif, une nature objective. D’hypothèses, elles vont transformer pour chacun les conventions en routines au point d’en faire oublier, dans l’action quotidienne, le caractère initialement hypothétique. La convention, devenue routine, circonscrit donc l’accessibilité aux mondes possibles à ceux (ou celui) dont elle relève. » (p. 91)

Le concept de convention est une tentative de construction d’un cadre théorique cohérent et pluri-disciplinaire aux comportements de coordination des actions individuelles qui s’inscrivent en dehors des logiques de concurrence tout en participant activement au fonctionnement de l’économie. Pour un aperçu exhaustif de ce courant de la pensée économique, on se reportera à (Orléan, 1994) et (Revue Economique, 1989).

111.

()011Un ouvrage plus récent, issu des travaux du gerpisa (Groupe d’études et de Recherches Permanent sur l’Industrie et les Salariés de l’Automobile), conclut également à la diversité des modèles industriels suivis par les principaux constructeurs dans le monde (Freyssenet et alii, 2000). Les différentes études de cas présentées montrent, dans une perspective régulationniste, l’importance de la situation des différents marchés de l’automobile auxquels une firme a accès pour comprendre l’évolution de son modèle productif, sa trajectoire. Les spécificités des cadres nationaux de gestion des relations sociales sont également soulignées. Mais, à côté des ces éléments généraux, l’accent est mis sur les caractéristiques particulières à chaque firmes : appréciation de l’indépendance financière, nature du “compromis salarial” établi et choix stratégiques (coûts, qualité ou innovation...) en sont les principales dimensions.