... les oligopoles se portent bien, merci !

Dans un article au titre provoquant, Flavia Martinelli et Erica Schoenberger (1992) développent ainsi le point de vue selon lequel il n’y a pas rupture entre districts et grandes entreprises. Dans les deux cas expliquent-elles, les technologies flexibles de production doivent aussi concilier la recherche d’économies d’échelle. Les deux types d’organisation industrielle n’excluent pas les relations hiérarchiques ou concurrentielles. Enfin, le développement de capacités de flexibilités quantitatives et qualitatives à travers l’organisation du travail est toujours recherché. Pour les deux auteurs, la tendance de fond est commune aux deux types de structure. Elle est marquée par ce qu’elles appellent la précarité de la main d’oeuvre d’une part et par un double mouvement de fragmentation de la production et d’intégration de son contrôle de l’autre. Nous reviendrons sur ce double mouvement. Il semble en effet être le trait principal des évolutions actuelles. Mais il permet aussi de dépasser les visions trop manichéennes, dont par exemple celle que présentent Flavia Martinelli et Erica Schoenberger à propos du travail.

Quoiqu’il en soit, cet article présente le mérite de prévenir d’une application trop systématique du small is beautifull. Les auteurs nous mettent en garde contre le raccourci trop facile selon lequel la contrainte de souplesse et d’innovation condamne les structures importantes, trop lourdes et trop remplies d’inertie (Piore et Sabel, 1984). Elles indiquent qu’après une période de réelles difficultés, les « oligopoles » ont trouvé les moyens de s’adapter aux exigences de l’économie moderne. On peut effectivement avancer plusieurs arguments en ce sens. D’une part, l’assouplissement de l’environnement général dans lequel ils opèrent leur a permis de trouver et de mettre en oeuvre les moyens de renforcer leur flexibilité sur de nombreux points. D’autre part, leur taille et leur structure intégrée constituent toujours un atout dans une compétition qui porte aussi, il convient d’y insister, sur les coûts. Enfin, l’importance prise par les relations non directement marchandes entre les firmes laissent un nouvel espace au sein duquel les grandes structures peuvent réussir à faire valoir leurs atouts. À ces arguments mentionnés par les auteurs, on peut encore ajouter celui selon lequel la taille, loin d’être systématiquement un obstacle à la recherche de flexibilité, constitue également un atout dans ce processus, en particulier dans ses dimensions stratégiques et dynamiques définies plus haut.

Dans le même ouvrage, Danièle Leborgne et Alain Lipietz (1992) s’attachent à préciser, à un niveau macro-économique, différentes stratégies de réponse à la crise. Ils en distinguent deux principales dans les pays les plus développés qu’ils dénomment flexibilité offensive d’une part et flexibilité défensive de l’autre. Leur analyse est d’abord fondée sur la manière dont la flexibilité est introduite dans l’organisation du travail. Au caractère offensif est associé une véritable négociation entre les employeurs et leurs salariés. Elle porte non pas tant sur une question de principe que sur la mise en place de conditions permettant une véritable implication de la main d’oeuvre dans le processus productif. Il s’agit d’échanger un haut potentiel de flexibilité qualitative contre une protection des effets sur l’emploi et les revenus de la flexibilité quantitative. Cette négociation est soit individuelle, c’est le modèle « californien », soit collective – par branche, par entreprise ou au niveau national – c’est le modèle Toyotiste ou « Kalmarien » (du nom de l’usine Volvo où il aurait été « inventé »). La défensive est une stratégie où le patronat réussi à imposer à la main d’oeuvre une flexibilité sans garantie, moins coûteuse à court terme, mais empêchant l’implication collective dans le travail.

Cette dichotomie se retrouve dans l’organisation industrielle. Partant de l’accentuation de la division sociale du travail, les auteurs identifient un phénomène de quasi-intégration. Dans un autre article, ils expliquent ce phénomène par le soucis de la firme externalisant une part de sa production de continuer à s’approprier une part de la valeur ajoutée de cette production (Leborgne et Lipietz, 1991). Cette appropriation ne s’effectue plus par la maîtrise directe de la production. Elle transite maintenant par l’établissement de relations denses et stables entre les deux entreprises. Celle-ci peuvent concerner la totalité des activités liées au « procès de production et au procès de valorisation du capital ». Elles impliquent des formes de relations non-marchandes allant de la subordination au partenariat. La flexibilité offensive est alors associée à un mouvement de quasi-intégration horizontale, c’est à dire qu’il repose sur la coopération et le partenariat. Dans les univers de flexibilité défensive, les relations entre les entreprises sont fortement dissymétriques, le donneur d’ordre récupérant l’essentiel de la valeur ajoutée liée à la production de ses sous-traitants. C’est la quasi-intégration verticale.

Au total, la flexibilité offensive apparaît comme une stratégie de différenciation. Elle crée en effet les moyens de développer l’innovation, la recherche de qualité. Elle tend alors à orienter les activités d’une nation sur des productions à haute valeur ajoutée, pour lesquelles la compétition est en premier lieu située sur des critères autres que les coûts. À l’inverse, la flexibilité défensive semble de nature à conforter les positions compétitive d’une nation sur les marchés déterminés par les prix. Dans cette mesure, flexibilité offensive ou défensive peuvent apparaître comme l’une des composantes d’un processus de spécialisation au sens où l’entend Gérard Lafay (1981).

Entre ces deux extrêmes, les auteurs définissent une sorte de voie moyenne dosant les caractéristiques de l’un et de l’autre. Concernant l’organisation industrielle, ils définissent la quasi-intégration oblique, panachage de verticalité et d’horizontalité. L’arbitrage entre les deux formes pures est explicité comme il suit : « ‘Plus horizontal est le lien, meilleur est le pouvoir de négociation du fournisseur, mais aussi plus grande peut-être la part de recherche et de développement dans son produit (ceci étant à la fois la cause et l’effet de cela), et donc plus grande la quasi-rente revenant au réseau complet’ » (Leborgne et Lipietz, 1991, p.55). Le caractère oblique des arbitrages concernant la flexibilité du travail résulte de l’addition de deux comportements : un noyau dur de travailleurs prendrait en charge les capacités d’adaptation qualitative et d’innovation de l’entreprise à travers leur potentiel de flexibilité fonctionnelle en échange de garanties sur l’emplois et les revenus, un volant de travailleurs périphériques, chez les sous-traitants ou sous contrats précaires, subiraient la flexibilité numérique nécessaires aux adaptations quantitatives.

Sur ces évolutions, les deux auteurs ont une position arrêtée : les méchants choisissent plutôt d’exploiter les travailleurs, se retranchent derrière des positions défensives. Ils sont les perdants de la compétition économique mondiale. Les bons choisissent d’une certaine manière de partager les fruits de la prospérité, ils misent généralement sur le capital humain et gagnent. Caricaturé ici à outrance, l’engagement de Danièle Leborgne et Alain Lipietz demeure leur affaire. Leurs analyses n’en restent pas moins suggestives. Elles se situent au point de convergences de nombreux travaux. Elles confirment par exemple la diversité des chemins suivis. Mais surtout, à travers la volonté d’appropriation de la valeur ajoutée, elles donnent un fondement à cette diversité. Elles laissent entrevoir comment des rapports de pouvoir entre acteurs économiques permettent de gérer, en marge du marché, les tensions que la double exigence, de flexibilité d’une part et de maximisation de la profitabilité de l’autre, fait supporter aux structures importantes. On retrouve, expliqué à travers des rapports sociaux, l’arbitrage entre marché et organisation que Williamson modélise à l’aide de la notion de coûts de transaction.