Gouvernance

Avant d’envisager naïvement diverses formes de collaboration entre firmes, il convient de s’arrêter un instant sur la nature des relations non-marchandes qui s’établissent entre celles-ci. Candide, qui se sera facilement imprégné d’une idéologie présentant la communication transparente comme un idéal social, pourrait imaginer que ces relations, parce que non-marchandes, sont par essence symétriques et harmonieuses. Bien sûr, il n’en est rien. Ces accords, ces connivences, ces conventions sont effectivement en marge du marché. Elles lui sont extérieures, mais elles en sont voisines. En ce sens, elles n’échappent en aucune manière aux rapports de force et aux jeux de pouvoir qui le structurent. Les relations entre firmes telles qu’elles sont envisagées sont extérieures au marché. Elles ne sont pas extérieures à l’économie.

Partant de ce constat, il s’agit maintenant de comprendre sous quelles formes les situations de domination, ou au contraire d’égalité, déterminent aussi les relations entre les firmes. Michael Storper et Bennett Harrison (1992), prolongeant les travaux de Allen Scott et Michael Storper déjà évoqués, apportent d’intéressants développements. Leur raisonnement se fonde tout d’abord sur la définition de ce qu’ils dénomment « système input-output ». Il s’agit de « ‘l’ensemble des activités conduisant à la production d’un bien commercialisable. Les systèmes input-output constituent le noyaux fonctionnel de l’économie. Ils sont souvent caractérisés par le nombre d’unités de production qu’ils mettent en oeuvre et par une division sociale du travail qui leur est propre’ » (p. 267). Chaque « système input-output » étant attaché au processus de production d’un bien particulier, une unité de production, et plus encore une entreprise, peut être impliquée dans plusieurs « systèmes input-output ».

Les « systèmes input-output » sont ensuite caractérisés suivant deux critères complémentaires : la nature interne ou externe à l’unité de production des économies d’échelle et de variété qu’ils mettent en oeuvre d’une part, et l’intensité de celles-ci d’autre part. Les différentes combinaisons sont représentées par les auteurs dans le tableau suivant :

Tableau : Différents types de système input-output
Le système productif Économies d’échelle et de variété
internes aux unités
Faibles Importantes
Économies externes d’échelle et de variété Faibles Ateliers isolés Industries de process
(Division sociale du travail dans le processus productif) Importantes Réseaux de production, unités essentiellement de petite taille Réseaux de production, quelques grosses unités
[Note: Sources : Michael Storper et Bennett Harrison (1992, p.270)]

Afin de poursuivre leur construction, Michael Storper et Bennett Harrison immergent le « système input-ouput » dans une « structure de gouvernance ». Le terme de « gouvernance » est un néologisme issu de l’anglais défini en introduction de l’ouvrage Les régions qui gagnent. « Il s’agit des formes de conduite d’une organisation humaine ». Il « vise plus particulièrement la régulation de relations de pouvoir et de coordination plutôt non-marchandes » (Benko et Lipietz, 1992b, note 17, p. 31). « ‘La structure de gouvernance [renvoie donc pour Michael Storper et Bennett Harrison] au degré de hiérarchie et de direction (ou au contraire de collaboration et de coopération) dans la coordination et la prise de décision au sein du système input-output ’» (p. 273). Elle se définit à partir des notions de « noyau » et de « halo ». « ‘Par noyau nous entendons une situation de pouvoir asymétrique, ou bien à l’intérieur de laquelle quelques entreprises noyau conditionnent à elles seules l’existence de plusieurs autres. Par halo, nous entendons le contraire ; c’est-à-dire une situation de pouvoir symétrique ou bien à l’intérieur de laquelle l’existence d’un ensemble d’entreprises ou d’unités de production n’est pas - à proprement parler - déterminée par des décisions venues d’une seule autre entreprise ou unité ’» (p. 273). L’articulation d’un « système input-output » et d’une « structure de gouvernance » permet de définir ce que les auteurs appellent un « système productif ». L’acception de ce terme mis entre guillemets est alors plus précise, mais moins étendue que celle dans laquelle il a été utilisé jusqu’à présent. Un « système productif » désigne en effet ici les activités et le contexte de production d’un bien donné. Le système productif est en quelque sorte la somme de l’ensemble des « systèmes productifs ».

L’origine du pouvoir d’une entreprise sur une autre s’explique en grande partie par deux types de considérations. L’une est quantitative. Classiquement, il s’agit de constater que plus un client dispose de fournisseurs nombreux (et symétriquement un fournisseur de clients nombreux), plus son pouvoir s’accroît. L’autre est qualitative. Elle est illustrée par une situation dans laquelle un client et un fournisseur unique sont rendus solidaires par l’implication d’un capital technologique ou humain spécifique. C’est le cas du « verrouillage symétrique » envisagé par Oliver Williamson (1985, un équilibre résultant de la conjonction de deux situations de monopole. La combinaison de ces deux mécanismes définissent ainsi les principes de constitution des « halos » et des « noyaux ».

Michael Storper et Bennett Harrison décrivent alors quatre types de structure de gouvernance. Ils sont présentés dans le tableau suivant en commençant par le moins hiérarchisé :

Tableau : Types de structures de gouvernance
1. halo sans noyau : Absence d’entreprise assurant le leadership en permanence, ou direction à tour de rôle (selon les projets). Absence de hiérarchie.
2. halo-noyau, avec entreprise coordinatrice : Cette dernière exerce une position dominante. Elle est l’agent moteur du système input-output, mais ne peut survivre seule, ni conditionner l’existence d’autres entreprises au sein du système. Une certaine forme de hiérarchie existe.
3. halo-noyau, avec entreprise leader : Cette dernière est très largement indépendante de ses fournisseurs et sous-traitants périphériques, ce qui signifie qu’elle a la possibilité de redéfinir une partie au moins de sa périphérie. Elle conditionne donc l’existence d’un certain nombre de ses partenaires. Le pouvoir y est asymétrique, la hiérarchie considérable.
4. noyau sans halo : C’est l’entreprise à intégration verticale totale.
[Note: Sources : Michael Storper et Bennett Harrison (p. 276)]

L’étape suivante du raisonnement de Michael Storper et Bennett Harrison consiste à croiser les quatre types de structures de gouvernance qui viennent juste d’être présentés et les quatre types de « systèmes input-output » distingués plus haut suivant l’intensité des économies internes ou externes qu’ils mettent en oeuvre (on repère ainsi les ateliers isolés, les industries de process, les réseaux de production constitués d’unités de petite taille et enfin les réseaux de production impliquant quelques grosses unités). Les auteurs remarquent alors que type de système productif et type de structure de gouvernance sont loin d’être déterminés l’un par l’autre. Ils constatent en particulier que les réseaux de petites ou de grosses unités peuvent parfaitement se trouver associés à des modes de gouvernance très hiérarchisés, ou au contraire, très peu hiérarchisés.

L’intérêt de cette approche très analytique est d’abord de laisser une place, entre la firme et le marché, à une forme de structure, le « système input-output », qui peut impliquer plusieurs firmes sans forcément ne reposer que sur des relations de marché. Il tient ensuite au contenu qu’elle donne à ces relations hors marché qui structurent l’organisation de la production. Ce sont des relations de pouvoir dont le fondement est explicité à travers des positions dissymétriques de négociation. Sur cet aspect, Michael Storper et Bennett Harrison se distinguent nettement de la typologie plus classiquement retenue de K. Imai et H. Itami (1984) qui assimilent dans une large mesure hiérarchie et appartenance à une firme. En troisième lieu, la typologie des « systèmes input-output » d’une part et celle des structures de gouvernance de l’autre permettent de rendre compte de manière organisée d’une grande diversité dans les « systèmes productifs » réels. Enfin, l’articulation de ces deux dimensions décrit un cadre concret dans lequel les entreprises peuvent surmonter des tendances d’apparence contradictoire à l’éclatement et à la coordination.