Une réponse organisationnelle à l’épuisement du modèle taylorien

À partir d’un niveau d’observation beaucoup plus fin, limité aux aspects micro de « l’économie domestique de la manufacture », Pierre Veltz, dans une série de publications, aboutit à des conclusions étonnamment proches et complémentaires de celles des auteurs précédents. Se fondant sur des constructions qui, au départ, tiennent davantage de la gestion des entreprises que de l’économie, il note tout d’abord que les évolutions de l’économie moderne font réapparaître ce qu’il dénomme les « dilemmes coriaces » de l’organisation productive. Il s’agit par exemple de l’opposition rendement à court terme /fiabilité à moyen terme (Veltz, 1991). Il affirme alors qu’à une période donnée, ces contradictions sont gérées dans le cadre d’un « modèle d’organisation », en partie implicite, qui articule les aspects économiques techniques et sociaux d’une époque. Dans un autre article, Pierre Veltz, avec Philippe Zarifian, précise que « modèle, à nos yeux, ne désigne pas une sorte de prêt-à-porter, au sens où on parle souvent de ’modèle de management’, ou de ’modèle japonais’. Nous utilisons le terme dans un sens plus large, plus proche du concept de paradigme, tel que l’utilise Kuhn dans sa théorie de la science. Un modèle est bien sûr produit et reproduit par des acteurs sociaux, mais il est aussi ce qui s’impose aux acteurs comme un cadre, généralement implicite autant et plus qu’explicite, de définition et d’évaluation des rationalités d’action » (Veltz et Zarifian, 1993, en particulier p. 4). Conformément à cette référence, on change de « modèle d’organisation » de manière relativement brutale, à la faveur de crises profondes. Pierre Veltz constate alors que la période actuelle remet profondément en cause le « modèle productif » taylorien puisque c’est la mesure même de son efficacité, la productivité, qui est à redéfinir (114).

L’évaluation de la productivité ne peut plus être fondée sur un calcul simple faisant le rapport direct d’une quantité produite et de la quantité de travail ou de capital qu’il a fallu mobiliser pour ce résultat. La consommation d’autres ressources (formation, réseau de partenaires, etc.), qui n’est plus systématiquement corrélée au travail direct, doit être intégrées. La combinaison de ces ressources doit être prise en compte. Par ailleurs, face à la complexification des objectifs de la production, un indicateur volumétrique de productivité se révèle de plus en plus inadapté. Il ne peut en particulier pas rendre compte des exigences qualitatives de flexibilité. On note encore que la mesure de la productivité ne prend son sens, dans l’organisation taylorienne classique, que sur un temps relativement long et stable. Le raccourcissement du cycles des produits et la multiplication des rythmes au sein d’une même unité viennent saper sa pertinence. En outre, la productivité taylorienne s’appliquait exclusivement aux activités de production. Elle reposait de ce point de vue sur une séparation naturelle entre production et marché. Celle-ci tend à s’estomper. Enfin, la production incorpore de plus en plus de contenu immatériel, de services. On n’insistera pas davantage sur ces aspects, l’inadaptation de ce concept pour mesurer l’efficacité de ces activités ayant déjà été évoqué (Gadrey, 1992, pp. 69 et suiv., Gadrey, 1996,).

Ce constat de crise met clairement en avant la construction d’un nouveau modèle productif. Malgré des hésitations et des incertitudes, celui-ci semble décelable lorsque l’on observe précisément les transformations des organisations productives. Pierre Veltz y perçoit alors un double mouvement d’intégration et d’autonomie. Concernant tout d’abord l’organisation du travail, le modèle taylorien repose sur une forte parcellisation des tâches. Celles-ci sont organisées de manière séquentielle et additive. En revanche, elles ne sont en rien autonomes. Ce modèle correspond à un idéal de communication minimale. Il repose sur la soumission à une structure hiérarchisée rigide.

Selon les évolutions contemporaines, la définition des tâches est davantage transversale. Elle s’effectue à travers des fonctions et des objectifs communs. Les processus cognitifs et la communication horizontale acquièrent alors un caractère central. C’est à ce niveau de coordination que se situe une très forte dynamique d’intégration des sous-unités à l’organisation. Cela est bien connu. Mais Pierre Veltz souligne que, « le corrélat nécessaire d’une ’intégration’ horizontale réussie sur une large échelle, [...] est l’existence d’un degré suffisant de modularité et d’autonomie des unités élémentaires, à la fois quant à leur organisation interne et quant à la gestion des relations avec les autres unités » (1991, p.101). Il s’agit, à travers cette autonomie au niveau le plus fin, de créer les conditions d’une mobilisation optimale des ressources de la main d’oeuvre.

Dans un article critique, Norbert Alter (1993) met en cause l’émergence d’un nouveau « modèle » productif. Il note qu’il y a fondamentalement une contradiction entre deux logiques qui coexistent dans les organisations productives : une logique d’organisation d’une part, visant à atteindre des objectifs en planifiant, en standardisant et en réduisant les incertitudes, une logique d’innovation d’autre part, qui se nourrit au contraire des incertitudes et des opportunités que ces dernières présentent. Il ne peut résulter de cette contradiction fondamentale qu’une instabilité permanente. Celle-ci est le signe d’une « crise structurelle ». Ainsi, autour de la double nécessité de centralisation et de décentralisation ne s’établit qu’un « compromis permanent » en constante évolution. Rien d’une convergence qui laisserait apercevoir un modèle.

On retrouve ici à un autre niveau la question de l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation post-fordiste. Il ne s’agit pas d’y répondre de manière définitive. On se bornera à constater que, d’après la présentation qui vient d’être faite des dynamiques du système productif, on ne peut guère accepterle caractère aussi décisif de la fracture que croit déceler Norbert Alter. En premier lieu, parce que la logique d’innovation dans une entreprise est constitutive de la logique d’organisation et de ses objectifs. Elle en est l’une des dimension, l’un des mode d’action. Elle constitue de ce point de vue l’un des moyens d’une logique de différenciation imposée – elle – par une compétition hors-coût accentuée. Pour l’essentiel, elle n’a d’autonomie propre que dans ce cadre restreint. Pour le reste, c’est bien une part des enjeux qui se posent pour les firmes en termes de flexibilité stratégique autour de l’organisation des activités d’innovation que de se mettre en situation de saisir les opportunités offertes par l’autonomie de la technique et d’en éviter les inerties et les impasses.

En second lieu, et plus simplement, la vision d’une fracture aussi nette que l’exprime Norbert Alter entre innovation et organisation peut être repoussée parce que l’on a pu à maintes reprises constater que les tendances actuelles ne sont pas univoques. Que l’innovation soit porteuse d’instabilité est à la fois vrai et faux. Le développement d’un nouveau produit ou d’un nouveau procédé est effectivement porteur d’incertitude. On peut aussi noter que l’affirmation réciproque peut légitimement être avancée : l’association, a priori improbable, de ressources très différentes, souvent fortement porteuse d’innovation, nécessite sans doute une dose d’incertitude de l’environnement pour pouvoir advenir.

Selon cette lecture, l’instabilité devient aussi une contrainte que s’impose la structure, ce qui ne va effectivement pas sans tension. En ce sens, de véritables stratégies durables sont mises en oeuvre par les firmes tournées vers l’innovation pour développer des structures adaptées à ces à-coups. Il peut par exemple s’agir d’incitations à l’essaimage d’inventeurs potentiels qui seront couplées à une politique actives de rachat de start-up. L’industrie automobile offre d’autres exemples d’adaptations plus fondamentales des outils de production aux contraintes d’innovation (115). Dans ce cadre, le double mouvement d’intégration et d’autonomie est une évolution qui n’est pas triviale. En revanche, on peut l’interpréter, plutôt qu’une impossibilité, comme une voie pour résoudre les tensions – effectivement fondementales et réelles – que souligne Norbert Alter (116). En mettant en avant son caractère très évolutif, il reste prudent d’admettre qu’il participe à dessiner l’avenir.

Initialement établi à propos de l’organisation du travail, ce double mouvement d’intégration et d’autonomie est ensuite étendu par Pierre Veltz à la structuration des relations entre unités de production. Le constat est toujours que les structures verticales du fordisme sont inadaptées à la gestion des enjeux transversaux aux flux de production. On sait que, parmi ceux-ci, les enjeux liés à la qualité et à l’innovation ont désormais une importance cruciale. Les évolutions contemporaines portent donc en elles une nécessité de transversalité et d’intégration. Les réponses concrètes à cette nécessité prennent concurremment ou de manière complémentaire la forme d’une organisation autour des flux de production – c’est la logistique –, la forme d’une « intégration informationnelle » – par découpage de la firme en niveaux correspondant à des horizons temporels de décision et intégration informatisée –, ou encore la forme d’une organisation par projet – transversale à un découpage fonctionnel – (117).

Ces différentes logiques assurant transversalité et intégration sont implicitement présentés ici comme relevant de l’organisation interne à une firme. Elles impliquent pourtant toutes une cohérence d’ensemble des modes d’organisation propres à chacune des firmes qui participeraient à un processus de production. Pierre Veltz donne ainsi l’exemple de la production en flux tendu dont l’objet est, entre autre, de réduire au maximum les immobilisations financières que constituent stocks et encourts. Techniquement, l’adoption d’un tel schéma de production par une firme donnée implique au minimum que l’ensemble de ses sous-traitants réponde en temps réel à ses besoins. Ils doivent alors non seulement adapter leur propre outil de production à cette contrainte, mais aussi être informés sans délais de la nature de ces besoins. On voit alors qu’une telle transformation s’applique par nature à la totalité d’un circuit de production, transcendant les frontière juridiques des firmes. On pourrait évidemment multiplier les illustrations de cette tendance à l’intégration d’entreprises différentes dans un même système de production. On retiendra pour l’instant qu’à l’intérieur de la firme ou entre plusieurs entreprises, le mouvement d’intégration est de même nature.

Pierre Veltz insiste alors sur le fait que ce mouvement d’intégration coexiste avec une forte tendance à la « décentralisation ». Cette tendance répond à « ‘la difficulté croissante rencontrée pour obtenir ces comportements ’systémiques’ et ’intégrés’ dans le cadre des structures pyramidales et hiérarchisées traditionnelles’ » (p. 103). On retrouve derrière ce vocabulaire attaché aux sciences de gestion des entreprises des préoccupations très voisines de celles des économistes lorsqu’ils soulignent les avantages de la division sociale du travail en matière de flexibilité ou de partage des risques. Intégration et autonomie sont les maîtres-mots de la restructuration du système productif.

Les praticiens de la gestion d’entreprise font également ce constat. Dans un article de vulgarisation, un consultant explique se heurter souvent, aujourd’hui, à une situation où la définition des politiques globales de l’entreprise souffre d’un véritable déficit, alors même que les modalités d’application en sont excessivement détaillées. Il situe l’un des enjeux fondamentaux du moment dans le renversement de ce schéma. Il estime alors que les choix politiques de l’entreprise doivent être de véritables « figures imposées » par la hiérarchie alors que les modalités d’application deviendraient des « figures libres », laissées à l’appréciation de ceux qui ont à les mettre en oeuvre (Dert, 1994). Il s’agit bien encore du même double mouvement d’intégration et d’autonomie.

Notes
114.

()011Sur ce point, Pierre Veltz s’appuie en particulier sur les travaux de Philippe Zarifian (1990).

115.

()011C’est ce que constate Michel Freyssenet (2000) qui décrit parmi les stratégies adoptées par les différents constructeurs de par le monde une “stratégie de profit” dite « innovation et flexibilité » dont un volet important consiste à concevoir les chaînes de fabrication de manière à réduire le seuil de rentabilité (le “point mort”) de chaque modèle. À rebourd des stratégies de standardisation fondées sur la recherche d’économie d’échelle, il s’agit de permettre le lancement de modèles multiples et très différents tout en supportant plus facilement les échecs inévitables.

116.

()011Dans un ouvrage récent, Nobert Alter (2000) revient sur cette opposition entre l’organisation planificatrice et standardisatrice et l’innovation. Il souligne à nouveau les tensions qui en résultent, mais indiquent aussi la complémentarité qui fait qu’elles ont besoins l’une de l’autre.

117.

()011Sur les enjeux de ces évolutions, voir par exemple (Zarifian, 1995) et (Leroy, 1996).