Une lecture que l’on peut conduire à différents niveaux du système productif

Ces deux termes, d’intégration et d’autonomie, malgré leurs vertus, demandent encore à être précisés. Il ne s’agit pas ici de les ériger en nouveaux concepts, mais plutôt de leur donner de l’épaisseur. Après une analyse quelque peu abstraite des évolutions du système productif, on propose de revenir maintenant plus près du réel de manière à examiner comment se déclinent concrètement ces deux notions dans le monde économique. Ce double mouvement d’intégration et d’autonomie est suffisamment global pour pouvoir être repéré à propos de l’organisation du travail comme à propos de l’organisation des entreprises. Par de brefs éclairages plutôt monographiques, il s’agit maintenant de lui donner un contenu plus concret en analysant d’abord quelques exemples d’organisation productive, envisagés au niveau de l’entreprise et des relations inter-firmes. On s’intéressera ensuite aux relations interpersonnelles de travail.

Les illustrations de ce double mouvement d’intégration et d’autonomie ne manquent pas. On peut par exemple évoquer les démarches de certification-qualité. À l’origine de cette démarche, on trouve les mêmes éléments déjà mis en avant pour analyser de manières plus large les mutations actuelles : objectif de différenciation, recherche de flexibilité, etc. Elle s’appuie sur une vision systémique et globalisante de l’ensemble formé par l’entreprise et ses partenaires et de la production de cet ensemble. Elle est mise en oeuvre à partir d’outils assujettissant l’ensemble des unités, tant internes qu’externes à l’entreprise, d’un point de vue technique et fonctionnel (il peut s’agir de normes techniques particulières, à nouveau de l’organisation en juste-à-temps ou encore de la généralisation de relations client-fournisseur entre les unités) (Boronat et Canard, 1995 ; Baudry, 1994 ; Gorgeu et Mathieu, 1996). En revanche, elle implique leur mobilisation en profondeur et donc leur autonomie au sein de ces contraintes fortes. On passe en quelque sorte d’un contrôle a posteriori des actes de l’unité ou de l’entreprise sous-traitante à un contrôle a priori des capacités de celle-ci.

Les évolutions en matière de Recherche et Développement s’inscrivent également dans ce mouvement d’intégration-autonomie. Le classique arbitrage entre internalisation et externalisation des activités sur les coûts de transactions (Ronald Coase - Oliver Williamson) se trouve atténué dans ce cas par les spécificités des processus d’apprentissage. La nécessité de diluer les risques liés à l’innovation, de partager les investissements, de maintenir ouvert l’éventail des possibilités, de capter des compétences diversifiées sont de puissants moteurs. Ils tendent à donner à l’organisation de la R&D une structure cellulaire. Ils poussent à l’autonomie. La difficulté à s’approprier l’innovation à travers les processus d’apprentissage, la nécessité de conserver la maîtrise stratégique du processus d’innovation viennent à l’inverse rappeler aux firmes l’impératif d’intégration des activités de R&D aux autres composantes de l’entreprise. De fait, comme pour d’autres activités de services aux entreprises, les firmes qui mobilisent le plus la recherche externe sont aussi celles qui font le plus de recherche en interne (Blanc, 1993 ; Foray et Mowery, 1990).

Plus généralement, les relations de partenariat entre entreprises évoluent pour de nombreux auteurs dans un sens largement identique. Tous, en premier lieu, soulignent l’importance croissante de ces pratiques, en particulier dans les secteurs de la haute technologie et du traitement de l’information (Dulbecco, 1990), même si ce constat repose généralement, pour l’aspect quantitatif, sur des sources d’informations peu fiables (mentions dans la presse économique le plus souvent) (Rullière et Torre, 1995). En second lieu, les constats qu’ils font peuvent sans difficulté être lus en termes d’intégration/autonomie. Michel Delapierre prend par exemple à contre-pied des analyses menées en termes de coûts de transaction (Oliver Williamson) ou en termes de jeu de négociation (Masahiko Aoki et Jean-Luc Gaffard en particulier) car elles nient la fonction productrice de valeur de la firme. C’est donc au coeur de la production que les accords de partenariats sont mis en place suivant une logique de décentralisation – en particulier des activités les moins porteuses de plus-value – et de recentrage sur les activités stratégiques dont fait partie, c’est une constante, la maîtrise d’ensemble du procès de production (Delapierre, 1991). Poussant plus loin l’articulation théorique des deux mouvements d’intégration organisationnelle et d’autonomie des structures, Philippe Dulbecco (1994) propose de voir la coopération inter-firmes comme un mécanisme de coordination entre unités économiques.

Un exemple parmi les plus aboutis de ces évolutions est celui de l’organisation adoptée par Aérospatiale pour la production des familles récentes d’Airbus : intégration technologique des sous-traitant à travers un effort systématique de standardisation et bien-sûr à travers les normes de production (qualité-délais), hiérarchisation de ces sous-traitants en distinguant la « sous-traitance globale » qui implique une coopération technologique et financière dès la conception du produit mais aussi un partage des risques commerciaux et la « sous-traitance classique », de capacité ou de spécialité hors métier de base. La mise en oeuvre de cette organisation traduit également le souci de conserver, voire de développer, les savoir-faire de l’entreprise dans les domaines jugés stratégiques, d’accroître sa flexibilité d’ensemble et de gérer les incertitudes, etc. Elle repose sur une intégration organisationnelle renforcée de chacune des unités de production, tant internes qu’externes à l’entreprise (Kechidi, 1996). Les tentatives récentes de certains constructeurs automobile pour intégrer techniquement, financièrement et physiquement les sous-traitants à l’intérieur même du site de montage (au Brésil pour VW, en Lorraine pour la Swatch de Mercédès) procèdent d’une tendance identique.

Enfin, étudiant les relations d’emplois découlant des processus de sous-traitance plus classique (c’est à dire plus directement asymétrique), Marie-Laure Morin (1994) note une évolution en faveur d’une « dimension partenariale certaine » entre le donneur d’ordre et ses sous-traitants. Mais, en réalité, se sont alors des « relations d’autonomie contrôlée » qui s’établissent à mesure que le sous-traitant s’intègre de manière plus ou moins stable à l’outil de production de son client.

Les analyses centrées sur le travail des individus mettent à nouveau en évidence l’actualité du double mouvement à travers lequel sont envisagées ici les mutations du système productif. Il est impossible de résumer en quelques lignes la richesse des travaux des sociologues du travail. Tous s’accordent en premier lieu sur la vivacité des phénomènes d’individualisation, interprétés ici en termes d’autonomie. Les principales formes de cette évolution, outre les aspects salariaux et contractuels qui sont évidemment essentiels, consistent en un élargissement du rôle des opérateurs (118), une mobilisation de leur « personnalité » à travers une implication et une responsabilisation accrue, une gestion par la compétence plutôt que par la qualification (dévalorisation du savoir abstrait socialement reconnu au profit de l’efficacité concrète des individus). En regard, bien sûr, la montée du travail collectif sous toutes ses formes (accomplissement synchronique d’opérations en commun, poursuite d’objectifs transversaux – par exemple en matière de qualité –, apprentissage et développement de savoir-faire collectifs) est la marque de l’exigence intégrative (Dugué, 1994 ; Bachet, 1995 ; Trousier, 1990 ; Chabaud, 1990 ; Capelli et Rogovsky, 1994). On notera enfin avec intérêt que le développement de l’usage des moyens modernes de communication dans le cadre, de plus en plus flou, de l’activité professionnelle s’inscrit tout à fait dans ce double processus d’autonomie et d’intégration (119).

Au-delà de ces observations de terrain, plusieurs auteurs s’interrogent sur la manière dont l’identité des salariés évolue à la faveur des mutations du système productif. Ils montrent alors que les modes de socialisation professionnel participent à construire des formes identitaires (Dubar, 1992). Poussant un peu plus loin, Jean-Louis Laville (1993) établit un parallèle entre les exigences de l’entreprise et celles des salariés. L’implication individuelle accrue répond effectivement à une nécessité ressentie des deux côtés de rompre avec le fordisme, même si la traduction concrète de cette aspiration n’est pas forcément consensuelle (l’aspiration à « changer le travail » n’a pas le même contenu chez les salariés et dans le patronat).

En revanche, la mise en commun, l’intégration des individualités, est une nécessité pour l’entreprise, la condition sine qua non de l’appropriation des savoirs développés. Même si la construction de collectifs de travail, le travail d’équipe, ressort souvent des enquêtes menées auprès des salariés comme un élément important (Morin et Cherré, 1999, par exemple auprès d’une population de cadres), il n’y a pas symétrie. Cette coopération, cette mise en commun, qui ne peut pas être directement imposée, est alors atteinte à travers la construction d’une nouvelle appartenance productive. Sur ces bases, Christian Thuderoz (1995) est alors fondé à percevoir, dans le « nouvel agir en commun » qui émerge sur le lieu de travail, une recomposition du lien social autour de la notion d’individualisme coopératif. On retrouve donc parfaitement à ce niveau aussi le diptyque intégration/autonomie à travers lequel on interprète ici les mutations du système productif.

Qu’il soit permis à ce point de s’interroger quelques instants sur le sens de cette évolution. On peut traduire la mutation qui s’opère en matière de travail en reprenant une image déjà utilisée à propos de la structuration des relations entre les différentes unités participant au procès de production de la firme élargie. On retrouve dans la relation d’emploi quelque chose comme le passage progressif d’un système social fondé sur le contrôle a posteriori des actes à un système reposant sur le contrôle a priori des hommes et des femmes.

Ce passage du contrôle des actes au contrôle des individus est, semble-t-il, une dimension oubliée par Bernard Baudry (1998) lorsqu’il analyse l’évolution des modalités de contrôle des salariés. Distinguant, suivant la littérature classique sur le sujet, le contrôle des résultats et le contrôle des comportements, il montre comment les mutations actuelles renforcent dans les deux cas à la fois la soumission des individus aux objectifs et aux normes de la hiérarchie et le développement de marges d’autonomie importantes. Il reprend à son compte le concept d’« autonomie contrôlée » avancé par Danièle Linhart (1994).

Pourtant, son analyse pourrait être prolongée. Elle mettrait en évidence que le contrôle des salariés par l’entreprise change de nature et pas seulement de modalité. En effet, s’éloignant, afin de répondre à la complexité du procès de production et à la nécessité d’autonomie des opérateurs, des tâches effectives réalisées par le salarié, le contrôle tend à devenir plus global. Il change alors d’objet. Comme l’explique Daniel Cohen (2000, p. 66) : « ‘ce n’est plus l’effort physique, ou l’attention portée à une tâche qui est en jeu ; c’est désormais la subjectivité même du travailleur qui est en cause’ ». Le contrôle vise à assurer avant leur accomplissement, que les actes commis répondront aux exigences de l’organisation. C’est alors la capacité de l’individus à répondre à ces exigences et donc l’individu lui-même qui devient l’objet du contrôle (120). Sur cette aspect, le point de vue des sociologues est vraisemblablement plus large que celui des économistes.

D’ailleurs, cette idée de passage du contrôle des actes à celui des hommes se retrouve, quoique exprimée différemment, dans un ouvrage – Les mondes sociaux de l’entreprise – relatant les résultats d’une importante recherche sur les rapports sociaux en entreprise. Les auteurs distinguent de ce point de vue cinq « mondes sociaux » (les entreprises « duales », « en crise », « modernisées », « -communauté » et « bureaucratiques »). Ils analysent ensuite le premier comme ressortissant du « compromis taylorien » où l’étroitesse des opportunités de réalisation personnelle dans la vie professionnelle est en partie amortie par un certain partage de la prospérité et des ouvertures liées à la mobilité sociale de long terme. Sa double caractéristique est donc un contrôle à court terme important des activités individuelles alors que l’autonomie individuelle de long terme apparaît relativement sauvegardée. Le second « monde social » constitue une transition. Les trois derniers sont alors typiques des « mutations post-tayloriennes ». Ils sont chacun caractérisés par une sujétion de long terme de la trajectoire des individus alors que ceux-ci bénéficient, dans leur activité courante, d’une plus grande autonomie. On retrouve donc tout à fait, non seulement la figure du passage d’un contrôle a posteriori des actes à un contrôle a priori des hommes et des femmes, mais aussi celle du double mouvement d’intégration-autonomie avancée de la manière la plus insistante dans les pages présentes (Francfort et alii, 1995, en particulier pp. 571-578).

Le contexte actuel se caractérise par le déclin des valeurs ouvrières traditionnelles. Les travailleurs (ceux qui, sous une forme ou sous une autre, vendent leur force de travail) ne trouvent plus guère, aujourd’hui, de reconnaissance sociale de leur réalité collective. C’est aussi sur ce vide que se bâtissent « de nouvelles appartenances productives ». Mais l’entreprise peut-elle, sans risque pour l’individu ni pour la démocratie, devenir le lieu central de construction du lien social, ainsi que l’analysent encore les auteurs des mondes sociaux de l’entreprise ? Concernant l’individu, des travaux sont de plus en plus nombreux soulignent les effets déstructurant, parfois gravissimes, de la sujétion directe des diverses facettes de l’identité personnelles aux exigences de performance de l’entreprise. Symptomatique des souffrances liées au travail contemporain, Alain Ehrenberg (1998) montre ainsi la forte augmentation de la fréquence des dépressions liées à la peur de ne pas réussir à satisfaire aux exigences de la vie professionnelle.

Concernant la démocratie, Jean-Pierre Le Goff (1994) pose ouvertement la question. Il note que la mobilisation sans précédent de la personnalité dans le procès productif s’effectue aussi au détriment de l’espace public des représentations collectives : intelligence, réalisation de soi, éthique, morale, identité, référence, autant d’éléments qui transitent de plus en plus par et pour l’entreprise. Il y a lieu, conclut-il dès lors, de résister à la montée de « l’entreprise citoyenne » qui tente de monopoliser la légitimité de la représentation collective consensuelle dans notre société. L’analyse de la Souffrance en France menée par Christophe Dejours (2000) reprend ces points de vue de l’individus et de la société pour montrer comment ces souffrances et ces dangers sont tolérés et banalisent, en fin de compte, l’injustice sociale.

On laissera là ces débats fondamentaux. L’essentiel ici est d’avoir trouver un écho à la représentation des évolutions du système productif qui a pu être construite, à différents niveaux de celui-ci. Ce balayage rapide de plusieurs dimensions de l’organisation productive permet de vérifier la pertinence de cette construction. Il permet du même coup, par les observations concrètes sur lesquelles il s’appuie, de lui donner un peu plus d’épaisseur que ne lui en procurent les seuls échafaudages intellectuels. Analyser le fonctionnement d’une organisation et des divers éléments qui la composent en termes d’intégration et d’autonomie peut cependant apparaître trivial. Il est clair en effet que, sous peine de disparaître, tout corps plongé dans une structure tend à la fois à s’y fondre, et à y conserver, voire y cultiver, son identité. On retrouve dans le cas présent le même phénomène. L’intérêt de la lecture qui a été faite des transformations contemporaines du système productif tient à ce qu’elle permet de préciser la nature de chacune des composantes du double mouvement identifié. Il tient aussi à la possibilité de leur donner un fondement parmi les contraintes et les nécessités qui régissent le monde de la production.

Notes
118.

()011Dans Nos temps modernes, Daniel Cohen (1999) insiste sur cette polyvalence exigée aujourd’hui des salariés et que l’ordinateur , par exemple en effaçant les tâches de secrétariat, induit autant qu’il révèle

119.

()011Concernant par exemple le téléphone mobile, Pierre Moeglin (1996) rapproche explicitement le renforcement de « l’autonomie personnelle » des individus qui disposent de cet outil et l’accentuation du « contrôle collectif » qu’il permet.

120.

()011Dans ce contexte, la proposition – avancée plutôt prudemment par Robert-Vincent Joule (2000) –d’utiliser dans le champs de la science des organisations le paradigme de psychologie sociale expérimentale de soumission librement consentie n’est peut-être pas fortuite. Elle peut paraître pertinente dans une optique de compréhension du fondement des comportements de travail et non comme technique instrumentale de manipulation des individus. Il s’agit en deux mots d’observer que l’accomplissement d’actes a priori anodins a parfois comme conséquence “d’engager celles ou ceux qui les auront commis à penser et à se comporter par la suite différemment” (p. 281).