Le « taylorisme flexible »

On peut, en première analyse, assimiler la permanence de l’empreinte de Taylor dans les organisations productives à un simple phénomène d’inertie : dans un système productif en mutation, demeureraient ainsi quelques îlots de résistance où seraient encore mises en oeuvre des conceptions et des méthodes résolument dépassées. Les sociologues, qui pour l’essentiel instruisent ce débat en raison de la prégnance des observations de terrain auxquelles les conduisent les exigences de leur discipline, notent que ces îlots de résistance seraient plutôt la norme du paysage économique français, comme l’avancent Danièle et Robert Linhart avec Anna Malan (1998). Dès lors, il devient difficile de n’évoquer qu’une simple inertie pour expliquer un phénomène qui serait quantitativement dominant.

C’est qu’à cet immobilisme, qui se traduit par la persistance de pratiques anciennes, vient se superposer une autre tendance, qui semble correspondre à un durcissement des pratiques tayloriennes. De nombreux auteurs soulignent effectivement une sorte de déviance des mutations théoriques du système productif qui sous prétexte de flexibilité, accentuent la précarité de l’emploi, sous couvert de modernisation, appauvrissent le contenu du travail. Les illustrations de ce phénomène sont nombreuses : on peut par exemple mentionner Danièle Linhart (1993) qui prend des exemples dans le textile, l’habillement, ou le bâtiment, ou Michel Freyssenet (1992) sur le thème plus général de l’automatisation. De l’observation de l’exemple emblématique de la lean production dans l’usine d’un transplant japonais aux états-Unis, James Rinehart, Christopher Huxley et David Robertson (1997) tirent la même conclusion : le désenchantement induit après quelques années par l’intensification du travail qui en résulte suscite chez les ouvriers la répartie qui donne son titre à cet ouvrage : « une usine d’automobiles comme les autres » (Just Another Car Factory). En France, Michel Gollac et Serge Volkoff (1996) développent une approche de l’intensification du travail à partir des enquêtes inséé sur les conditions de travail et l’organisation du travail de 1984 et 1991. Ils dressent un constat similaire d’alourdissement des charges et de « dégradation des conditions de travail perçue par les salariés » (121). À côté du double mouvement d’intégration et d’autonomie, qui ne sont donc pas seules au monde, de fortes pressions à l’exclusion sociale se développent également au sein du système productif. Quelles en sont les dynamiques ?

Jean-Pierre Durand (1991, particulièrement p. 67 et suiv.) établit un parallèle très suggestif entre la mise en oeuvre de l’organisation scientifique du travail sous l’impulsion, il y a une centaine d’année, de Charles Taylor et les modernisations actuelles, fondées sur une utilisation intensive des technologies de l’information. Dans les deux cas, explique-t-il, le processus de rationalisation vise à objectiver les savoirs et les savoir-faire ouvriers pour permettre à l’entreprise de se les approprier. « ‘Le phénomène de formalisation des connaissances et d’accumulation des connaissances ouvrières du côté des directions est semblable à celui prôné par Taylor ’». On se souviendra en effet que, comme le soulignent Bernard Rosier et Pierre Dockès (1983, en particulier p. 144), cette appropriation des savoir-faire ouvriers par le patronat lors de la crise de la fin du XIXè siècle participait d’une vaste recomposition des rapports de force entre ces deux classes sociales.

Ce faisant, le travail complexe, ainsi concentré dans les divers « bureaux des méthodes » et dans les mémoires des automates programmables, se trouve encore davantage exclu ‘« du coeur du procès de travail’ ». Le travail vivant résiduel devient donc très fortement interchangeable. Cette analyse amène l’auteur à interpréter les transformations actuelles du système productif en termes univoque de « taylorisme flexible ». Cette conclusion se situe alors à l’opposé des positions de Pierre Veltz pour qui, dans les évolutions actuelles, la rupture avec la logique taylorienne est complète. Ce dernier reconnaît pourtant la persistance de ‘« poches de taylorisme classique’ », correspondant même à une « réalité statistique dominante ». Mais il explique que « ‘nous sommes dans une phase de transition et contradictions fortes’ » et qu’il n’en demeure pas moins que le modèle taylorien est « ‘objectivement miné dans ses fondements’ » (Veltz, 1993a, pp. 144 et 158 et suiv.).

L’opposition, réelle, entre les deux approches concerne en fait plutôt le devenir du système productif. Le constat que l’on peut dresser de la situation actuelle montre des convergences plus nombreuses. Cette opposition repose également sur un malentendu. L’émergence d’un modèle productif post-taylorien est en effet souvent ressentie par les tenants du taylorisme flexible comme une vision angélique de l’avenir. Il y a, semble-t-il, confusion implicite entre un discours managerial qui vante les nouvelles méthodes d’organisation du travail en gommant ses aspects coercitifs et un discours scientifique qui, pour mettre en relief l’originalité des évolutions contemporaines, a beaucoup insisté sur l’autonomie gagnée par les agents. Dès lors, la dimension contraignante d’un post-taylorisme déjà suspect a pu ne pas apparaître de manière satisfaisante. En réaction, les analystes des conditions de travail, sociologues ou ergonomes qui constituent un milieu historiquement engagé dans le mouvement syndical (Gollac, 1995), ont assez largement assimilé la persistance, voire le développement des contraintes dans le travail à la continuité d’un modèle taylorien rénové – c’est à dire aggravé – par la flexibilité. Une représentation des mutations contemporaines du système productif qui fait coexister une tendance à l’intégration organisationnelle et à l’autonomie des structures avec un développement du taylorisme flexible permet de ce point de vue de porter une appréciation plus cohérente des évolutions actuelles du travail.

En effet, présentée ainsi de manière contradictoire, l’entreprise moderne apparaît plutôt en réalité fortement dualisée. On y distingue deux composantes. La première est la partie constitutive de l’entreprise, sa structure pérenne. Elle concentre, entre autre, la partie complexe du procès de production. C’est en son sein que se produit le double mouvement d’intégration organisationnelle et d’autonomie des structures. La seconde composante ne vient donc que compléter la première. Elle est constituée des intrants les moins élaborés à mobiliser au cours du processus de production (travail interchangeable et peu qualifié, approvisionnement en matières premières ou en produits à faible valeur ajoutée). La principale pression qu’elle subit est liée à la recherche systématique d’un abaissement des coûts de production.

Notes
121.

()011Pour autant, ce constat ne fait pas l’unanimité. Manuel Castells (1996) par exemple, tout à son parti-pris en faveur de la société en réseau, juge que « la chaîne de montage tayloriste [...] devient une relique ». Il développe néanmoins ensuite une « nouvelle division du travail » plus nuancée mais l’illustre par des exemples dont il ne laisse percevoir que l’augmentation de la qualification et de l’autonomie des salariés.