Dualité du système productif

Cette dualité de l’entreprise n’est pas un constat nouveau. Déjà dans les années 70, alors que les structures fordiste étaient loin d’être effacées, Michael Piore distinguait, au sein du marché du travail, les emplois stables et plutôt qualifiés et bien rémunérés d’une part – « le marché primaire du travail » - et les emplois plus instables, moins qualifiés, moins payés et davantage sujets à concurrence d’autre part – « le marché secondaire » (Piore, 1975). J. Atkinson (1984), au sein d’un découpage du même type, mais plus récent et largement enrichi, distingue toujours les emplois ressortissant du marché primaire du travail qui constitue le noyau central de l’entreprise. Autour de celui-ci s’articulent deux « groupes périphériques » : celui des emplois banalisés mais appartenant au marché secondaire du travail et celui des emplois à statut spécifique (apprentissage, contrats à court terme, etc.). Enfin, un troisième ensemble est formé de la force de travail mobilisée par l’entreprise, mais sans embauche directe de sa part (intérim, sous-traitance, etc.). Georges Benko et Mick Dunford (1992, p. 228), qui utilisent cette analyse, attachent la flexibilité fonctionnelle – celle qui se rapporte à l’organisation du travail – au noyau central alors que la flexibilité numérique façonne, selon des modalités diverses, l’ensemble des groupes périphériques.

Concernant les relations de sous-traitance entre entreprises, le même type de dualité peut être mis en évidence. Une enquête réalisée en 1983 auprès d’entreprises fournisseurs des constructeurs automobiles et des grandes entreprises de l’armement-aéronautique a permis de classer la quasi-totalité des fournisseurs dans deux groupes extrêmes : ceux qui mettaient en oeuvre une ‘« stratégie de spécialisation dans des produits de qualité’ » (type 1) d’une part et ceux que l’on pouvait caractériser par « ‘l’absence de prospection commerciale et d’évolution technique’ » (type 5) de l’autre (Gorgeu, Mathieu et Gomel, 1986).

Une nouvelle enquête, menée cinq ans plus tard sur le même échantillon, permet de repérer les trajectoires suivies pendant cette période marquée par la mise en place des procédures de certification-qualité qui structurent désormais largement les relations clients-fournisseurs dans les deux secteurs étudiés (Gorgeu et Mathieu, 1990). Le « type 1 » a donné lieu à deux directions d’évolution distinctes à relier à la positions des entreprises sous-traitantes par rapport à leurs donneurs d’ordre principaux. Les entreprises déjà partenaires de leurs donneurs d’ordre ou ayant vocation à le devenir ont infléchit leur stratégie dans le sens ‘« d’une spécialisation sectorielle de la clientèle pour bénéficier des avantages du partenariat’ » (122). C’est la voie de l’intégration dans le complexe productif du client. Cette évolution correspond très généralement, du point de vue du client, à une stratégie d’externalisation de certaines de ses activités. Il s’agit donc d’une figure déjà aperçue du double mouvement d’intégration organisationnelle et d’autonomie des structures.

Les entreprises déjà positionnées sur le créneau de la qualité, mais qui, du fait de la nature de leur production ou des caractéristiques de leurs clients principaux, ne sont pas en mesure de devenir partenaires, suivent un chemin différent. Elles développent des stratégies « de diversification sectorielle de la clientèle, basée sur l’image de marque de qualité ». Il s’agit alors d’une stratégie d’indépendance qui est susceptible d’amener peu à peu ces entreprises, à l’origine spécialisées dans la sous-traitance, à développer leurs propres produits. Selon les observations des auteurs, les mutations qu’elles connaissent alors – intégration de leurs propres fournisseurs et externalisation de certaines activités, tendance à l’horizontalité ou la transversalité de l’organisation interne, développement de la prise de responsabilité par les salariés et adhésion à un projet d’entreprise commun – s’analysent à nouveau sans difficultés comme un double processus d’intégration et d’autonomie.

Les entreprises classées en « type 5 » quelques années auparavant ont connu une importante mortalité. Mais le résultat essentiel pour le présent propos est que les survivantes n’ont pas vu leur situation modifiée. Elles sont toujours caractérisées par une absence de stratégie commerciale ou technologique et demeurent cantonnées à des relations de sous-traitance strictes et sur des productions à faible valeur ajoutée. Leur fonctionnement est resté très hiérarchique et relativement rigide.

Les conclusions auxquelles aboutissent les auteurs de ces enquêtes corroborent tout à fait celles déduites de l’analyse du marché du travail. Elles mettent en évidence une profonde dualité du système productif. Celle-ci acquiert même une double dimension, à la fois statique et dynamique puisqu’elle distingue non seulement des situations différentes, mais aussi des évolutions divergentes. Pour comprendre cette situation, il convient de remonter à la source principale des dynamiques qui modèlent le système productif : l’accentuation de la concurrence.

Notes
122.

()011« [...] il est bon de caractériser le partenariat comme un état d’esprit rendant possible la création entre les partenaires de relations privilégiées, fondée sur une recherche en commun d’objectifs à moyen ou long terme menée dans des conditions permettant d’assurer la réciprocité des avantages. [...] Dans son application, le partenariat se traduit par un climat de confiance entre client et fournisseur, basé sur des engagements mutuels, formalisés ou non [...] » (p. 5). Dans les secteurs étudiés, il se concrétise par la soumission du fournisseur aux exigences, aux normes et au procédures du client en matière de qualité. Il peut amener le fournisseur à participer directement et de manière intégrée aux activités de recherche-développement du client ou bien à certaines phases spécifiques du processus de transformation ultérieure du produit livré.