Maîtrise des coût et différenciation : deux évolutions parallèles

Rappelant la coexistence de deux grands modes de concurrence – concurrence par les prix, fondée sur une logique de réduction des coûts, et concurrence hors-coût, qui repose sur une logique de différenciation de la production – il a déjà été indiqué que la période contemporaine se distinguait sur ce point de la précédente par l’importance croissante du second mécanisme de compétition (hors-coût) alors même que le premier, bien loin de s’atténuer, s’exacerbe. Cette double tension est à l’origine des mutations du système productif dont une lecture en termes d’intégration organisationnelle et d’autonomie des structures a été proposé.

Il reste maintenant que cette articulation de concurrence par les coûts et hors-coûts ne combine pas les deux dimensions de manière identique en tous les lieux du système productif. Il est évident que certaines entreprises par exemple, de par leur activité, sont principalement soumises à une compétition portant sur les prix alors que d’autres ont au contraire l’obligation, ou seulement la possibilité, de développer des stratégies de différenciation intensive. D’un extrême à l’autre, toutes les situations semblent devoir être observées.

La compétition par la différenciation est porteuse, on l’a vu, d’exigences particulières, notamment en termes de flexibilité. Capacité d’innovation, de réaction sans délai aux variations du marché, d’anticipation, sont autant d’implications de ce type de concurrence. Les mutations qui, aujourd’hui, s’opèrent effectivement au sein du système productif résultent pourtant également d’une exigence de réduction des coûts. Le potentiel de rupture d’avec la structuration fordiste-taylorienne qu’elles portent en elles apparaît alors, pour l’essentiel, imputable aux phénomènes de différenciation de l’offre sous contrainte de prix et, finalement, aux mécanismes, contraints par les coûts, de compétition hors-coûts.

Le corollaire de cette analyse est alors que, dans les situations où les exigences de différenciation sont moins prégnantes, aucun facteur ne poussent vraiment à rompre avec la logique taylorienne. Les évolutions sont dans une large mesure déterminées par les nécessités de la concurrence sur les prix. C’est dans ce contexte, donc en vue de réduire les coûts, que sera recherchée une certaine flexibilité. Flexibilité pauvre quant à son contenu, quand bien même il serait erroné de ne la réduire qu’aux seuls aspects de l’ajustement quantitatif de la production. On peut, dans ce cas, adopter l’analyse proposée par Jean-Pierre Durand (1993) et évoquer avec lui le « taylorisme flexible ». Il convient toutefois de souligner que l’auteur ne fait pas de l’équilibre entre compétition par les coûts et compétition hors-coûts le déterminant de l’extension du « taylorisme flexible ». à propos du tissus industriel français en particulier, il conclut à une extension quasi générale de cette aliénation moderne. Les faits, et de nombreux auteurs, semblent pourtant conclure à une vision moins univoque.

Cette lecture duale du rôle de l’accentuation de la concurrence est par exemple encore confirmée par les résultats d’une large comparaison internationale des relations de travail dirigée par des chercheurs du M.I.T. et qui a porté sur onze pays de l’OCDE, en Europe de l’ouest, Amérique du nord et Asie-Pacifique. Les auteurs distinguent en effet deux situations : « ‘Dans certaines entreprises, les nouvelles stratégies de concurrence se sont fondées sur toutes sortes de relations professionnelles et de pratiques en matière de ressources humaines qui ont accru les qualifications et la flexibilité des conditions de travail et ont favorisé la communication, la confiance et la coordination entre les intéressés. D’autres entreprises ont cherché à s’adapter à une concurrence accrue par divers moyens : sous-traitance de certaines opérations à des travailleurs moins bien payés et à des entreprises plus modestes ; réduction des capacités ; compression traditionnelle des coûts et des prix’ ».(Locke, Kochan et Piore, 1995, p. 157).

S’appuyant sur des données de l’INSEE, Frédéric de Coninck (1991) met également en évidence ce clivage entre les salariés à qui leur entreprise laisse de l’autonomie et ceux qu’elle enferme dans des rapports de travail strictement hiérarchiques. Il met en évidence des facteurs tels que le secteur d’activité, la taille de l’entreprise (les petites fonctionnant de manière informelle, les très grosses mettant en place des structures sophistiquées de communication horizontale et celles de taille intermédiaire étant régies par les normes taylorienne), mais aussi des facteurs plus proprement sociologiques liés à la division sexuelle du travail ou encore un effet de génération qui se traduit, chez les moins de 40 ans par une représentation moins restrictive de leurs tâches (123).

On en vient finalement à proposer une lecture des mutations du système productif qui, à partir de l’accentuation de la concurrence, s’organise en deux volets. Dans le premier, le jeu exclusif de la concurrence sur les prix détermine le développement d’un « taylorisme flexible », prolongement de la période antérieure. Le second volet est structuré par le jeu combiné d’une logique de réduction des coûts de production (concurrence par les prix) et d’une logique de différenciation (concurrence hors-coût). Il peut s’interpréter comme un double mouvement d’intégration organisationnelle et d’autonomie des structures.

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Schéma : les deux évolutions du système productif

Ces deux voies d’évolution du système productif ne sont pas concurrentes au sens où elles constituent chacune une réponse à des contextes économiques particuliers. Elles sont en fait consubstantielles en ce que leur co-existence permet seule de répondre aux contradictions que porte en elle l’accentuation de la concurrence qui caractérise la « crise du fordisme ». De ce fait, elles apparaissent très complémentaires dans leur inscription concrète au sein de la réalité, très imbriquées aussi. Le développement du taylorisme flexible et le double mouvement d’intégration et d’autonomie coexistent à tous les niveaux du système productif. Il ne s’agit donc pas de deux mondes étrangers.

à l’intérieur des entreprises, des firmes ou du système productif dans son ensemble, ces deux dynamiques se croisent et se combinent sans cesse. C’est le cas par exemple tout au long du processus de conception, de production puis de distribution d’un produit ou d’un service quelconque qui va tantôt mobiliser des compétences techniques, une capacité de gestion et une maîtrise du marché développées sur le long terme, tantôt puiser de manière opportuniste dans des ressources moins spécifiques. De la même manière, les actifs qui arrivent désormais sur le marché du travail sont appelés à combiner eux aussi les situations de précarité où on leur demandera d’abord de se soumettre à la logique taylorienne et de n’être point trop onéreux puis les situations où une meilleure stabilité et de plus grandes responsabilités sont les moyens d’une mobilisation en profondeur de leurs capacités. C’est ce que mettent en évidence Yves Dupuy et Françoise Larré (1998) dans une recherche qui analyse les formes de mobilisation du travail selon deux dimensions indépendantes : l’organisation du travail d’une part et les modalités de prises en charge du risque lié à l’activité d’autre part.

Entre le travail salarié pour lequel les deux dimensions sont prises en charge dans le cadre collectif de l’entreprise et le travail indépendant reposant uniquement sur des bases individuelles, les auteurs distinguent une multitude de « situations hybrides ». Ils observent en particulier deux « parcours professionnels » bien différents (p. 11) : le premier correspond à une logique de compétence à travers laquelle le travailleur devient plus autonome dans l’organisation de son travail et maîtrise les risques qu’il assume en propre, le second est un processus subi de précarisation transférant le risque de l’activité sur le travailleur sans qu’il maîtrise son activité.

En définitive, les deux archétypes organisationnels du système productif contemporain, mis en évidence à travers le taylorisme flexible d’une part et le mouvement d’intégration/autonomie de l’autre, semblent ne pas pouvoir être considérés isolément tant ils sont imbriqués. La dualité du système productif qui a pu être évoquée à ce propos n’est sans doute pas d’abord à concevoir comme opposition, voire contradiction, quand bien même elle constitue une source de tension sociale potentielle ou avérée de plus en plus perceptible. Elle participe d’une économie plus générale au sein de laquelle elle permet la différenciation des ressources disponibles pour les activités de production, les compétences hautement spécialisées de quelques-uns et le travail banal de quelques autres par exemple. On sent bien, et l’on s’en tiendra à cette intuition, que ces différenciations ne sont pas étrangères à celles évoquées à propos de la globalisation.

Notes
123.

()011Manuel Castell (1996, p. 284) propose également une « nouvelle division du travail ». Celle-ci s’articule suivant trois dimensions : la création de la valeur, la création de la relation et la prise de décision. La typologie croisée qu’il établit alors selon ces trois axes laisse apparaître :

-011concernant la création de la valeur, des capitaines, chercheurs, concepteurs ou intégrateurs, des opérateurs, et des manoeuvrés ;

-011concernant la création de la relation, des connecteurs, des connectés, et des déconnectés ;

-011concernant la prise de décision, des décideurs, des participants, et des exécutants.

Il s’agit donc peu ou prou d’une typologie à trois niveaux qui distingue les individus qui maîtrisent la nouvelle organisation productive, ceux qui y sont associés mais avec une autonomie réduite et enfin ceux qui la subissent. Elle précise, plutôt qu’elle ne contredit, la figure du dualisation.