Le temps du capitalisme industriel

Cette conception sociale du temps a permis aux historiens d’analyser les processus de structuration et de différenciation du temps à travers les âges. Jacques Le Goff (1960) distingue ainsi l’émergence, dès le Moyen-Âge, dans les villes d’un « temps du marchand » qui gagne progressivement son autonomie par rapport au « temps de l’église », pour répondre aux nécessités de l’activité des bourgeois. Jacques Attali (1982, p. 132) scande à cette époque l’histoire du temps par l’apparition d’un « temps des corps », temps des villes et des marchands, mieux adapté à la mesure du travail que le « temps des dieux » primitifs auquel il se superpose. Cette dichotomie semble largement confirmée par l’ensemble des historiens médiévistes (Leduc, 1999, p. 140 et suiv.).

Dans un article important, paru en 1967 en anglais et en 1979 en français, Edward Thompson donne une analyse détaillée de la progressive adaptation de l’appréhension du temps aux nécessités du capitalisme industriel. Il oppose le temps « orienté par la tâche » plutôt caractéristique de la société pré-industrielle, au temps continu qui peu à peu va s’imposer. Il explique alors le processus à travers une très large évolution de la société dont le point principal est le développement d’une forte demande de force de travail indifférencié destinée à l’industrie.

L’indispensable synchronisation des tâches au sein de processus de production devenant plus complexes amène peu à peu les entrepreneurs à préférer acheter du temps de travail, celui-ci étant de surcroît très peu qualifié, plutôt que payer pour la réalisation de chaque tâche considérée de manière indépendante. Ils cherchent de cette façon à s’assurer la maîtrise temporelle de la réalisation et de l’ordonnancement des différentes opérations de la production. Cette exigence implique alors que le temps soit mesurable en une unité universelle et que cette mesure soit facile. La diffusion de l’horloge et de la montre devient alors un événement technologique important complètement immergé dans son époque : « ‘bien sûr, comme on peut s’y attendre, c’est au moment même où la révolution industrielle exigeait une plus grande synchronisation du travail que l’usage des montres et des pendules se généralise’ » (Thompson, 1979, p. 17).

L’achat de la force de travail à l’heure implique aussi l’acceptation par les travailleurs d’une discipline temporelle forte dont l’exigence est renforcée par la complexification des tâches productives et par la nécessité de coordination des opérations qui en résulte. Mais cette discipline n’a rien de naturelle pour une population qui structure son temps autour de logiques fort différentes. L’histoire des résistances et des adaptations qui marquent ce processus d’assimilation met globalement en jeu les modes de vie des individus, et bien sûr l’organisation sociale qui encadre ce bouleversement. Marianne Debouzy (1979) analyse comment aux débuts de l’industrialisation aux états-Unis, la vie familiale, religieuse et l’ensemble des activités hors travail ont vu leur ordonnancement et parfois leur contenu se modifier pour s’adapter aux contraintes des rythmes du travail.

Cette évolution de la structure du temps de travail porte en elle un paradoxe fort. Elle implique en effet une adaptation « de l’ensemble des rythmes de la vie en société » (Pronovost, 1996, p. 32) aux exigences de la production industrielle. Mais, simultanément, elle conduit à une rupture nette entre le temps de travail, vendu aux entrepreneurs, et le temps « libre », bien que longtemps limité aux strictes nécessités de la reproduction de la force de travail. Ainsi, au moment où « ‘le travail définit le temps-pivot des sociétés industrielles, celui autour duquel l’ensemble des autres temps sociaux a été redéployé’ » (idem), il perd aussi ce caractère absolu que lui confère le cycle immuable des travaux agricoles pour devenir le support d’un échange marchand et l’objet de conflits d’intérêts (124).

Pour autant, le travail ne se banalise pas. Au contraire, il devient l’une des valeurs essentielles de la société industrielle. Edward Thomson s’attarde à décrire les artifices employés par les classes dominantes en Angleterre pour persuader ou pour contraindre les « pauvres » et les « fainéants » à ne plus passer leur temps « à ne rien faire » : il fallait les mettre au travail. Il est vrai que dans ces efforts, l’idéologie puritaine alors en vogue rejoignait l’intérêt bien compris des entrepreneurs (voir aussi Attali, 1982, p. 188). Plus tard, lorsque le pli sera pris, la classe ouvrière valorisera également très fortement le travail qui constitue un élément fondamental de sa construction identitaire : « l’oisif ira loger ailleurs » menace d’ailleurs l’Internationale.

Pourtant, s’appuyant sur cette dissociation entre le temps de travail et le temps « de la vie », apparaît une forte pression à la diminution du premier face au second. Dès avant la fin du XIXè siècle, la journée de huit heures devient l’une des revendications essentielles du mouvement syndical. Par la suite, la pression ouvrière visera successivement la longueur de la semaine (semaine de cinq jours), les congés payés (donc la durée de l’année ouvrée) et enfin la longueur de la carrière (l’âge de la retraite) (Tonneau, 1998). Sur l’ensemble de ces points, les progrès ont été considérables depuis un siècle, même si des différences importantes existent entre les pays développés. Gerhard Bosch (1999) met en évidence combien ces progrès, obtenus par des luttes parfois sévères, sont fortement corrélés aux gains de productivité réalisés durant un siècle qui ont aussi permis l’accroissement du niveau de vie. Dans le même article de la revue de l’Organisation Internationale du Travail, l’auteur souligne aussi que la réduction du temps de travail a elle-même alimenté la hausse de la productivité. Les dynamiques du temps « libres » et du temps de travail sont donc étroitement liées (125).

L’ensemble de ces considérations donne une description assez précise du temps industriel. Le temps industriel est d’abord une marchandise, du travail qui s’échange contre un prix. Parce qu’il fait l’objet d’un marché, ce temps se structure peu à peu de manière à être continu, indifférencié, afin d’être mesuré. Il s’agit donc d’un temps exclusivement dévolu au travail dans le cadre du contrat salarial. Les autres activités sont repoussées à ses marges et les rythmes de la vie sociale s’ordonnent en conséquence, autour du travail. Valeurs centrales de la société, le travail et sa durée sont aussi au coeur du conflit d’intérêt entre ceux qui vendent leur force de travail et ceux qui l’achètent. La forte diminution du temps de travail et l’augmentation de son prix depuis un siècle ont ainsi accompagné la croissance de la productivité.

Notes
124.

()011Cette dissociation du travail d’une part et du reste de la vie sociale de l’autre ne se traduit pas au seul plan temporel. Luc Boltanski et ève Chiapello (1999, p. 563) font remonter au droit romain l’origine de la distinction “artificielle” entre le travailleur dont la personne est inaliénable et sa force de travail qui peut être vendue. Ce fondement juridique qui oppose le salariat au travail domestique a permis que se constitue entre les XVIIIè et le XIXè siècle un marché du travail libre. De même, la relation d’affaire et la relation amicale n’ont pas toujours été considérée différemment l’une de l’autre. A. Silver (1989, cité par Luc Boltanski et ève Chiapello, p. 564) montre que ce n’est que lorsque “la formation d’une philosophie politique de l’économique a [permis de] penser un domaine propre, entièrement régi par le concours des intérêts” que des codes comportementaux distincts ont pu apparaître.

125.

()011Dans un autre ordre d’idées, en faisant du temps libre (fin de journée et fin de semaine) l’exutoire légal de la violence nécessaire à la régulation de la société, Jacques Attali (1982, p. 190) marque aussi ce lien profond qui unit temps de travail et temps hors travail.