Le temps industriel demeure d’actualité

Ce modèle du temps industriel, tel qu’il émerge des analyses historiques, demande bien sûr à être actualisé. En premier lieu, le travail s’est diversifié. La complexité croissante des processus de production, le développement des activités tertiaires ont été accompagnés par le développement – par acquisition d’expérience ou par formation initiale – de multiples compétences au sein de la main d’oeuvre. Le marché du travail est depuis longtemps largement segmenté.

La représentation du travail a également largement évolué sous le coup de la croissance générale du temps libre, des revenus et du niveau de connaissance. Rudoph Rezsohazy (1986) avance que le bouleversement culturel des années 60 marque aussi « ‘le passage de la vision puritaine à une vision instrumentale du travail’ » (p. 44). Il faut entendre par-là que le travail devient un outil d’accomplissement de soi et non plus seulement un devoir moral et une nécessité matérielle. Il convient enfin de noter que cette adaptation à un contexte idéologique plus individualiste marque davantage un renouvellement de la valeur sociale du travail que son affaiblissement, comme le confirment à partir d’enquêtes Estelle Morin et Benoît Cherré (1999).

Cette transformation du travail comme outil d’accomplissement de soi porte en elle, entre autres conséquences, une forte aspiration à la « maîtrise de son ouvrage ». L’adoption de modes d’organisation de la production laissant une large autonomie aux individus peut en partie s’appuyer, on l’a vu, sur cette aspiration. En termes temporels, celle-ci se décline à travers une exigence de souplesse, de maîtrise de ses rythmes et de son emploi du temps. Cette préoccupation rencontre à l’évidence l’exigence de flexibilité des gestionnaires d’entreprises, même si les divergences de vue – et d’intérêts – sur ce thème sont particulièrement prégnantes à l’heure actuelle (Thoemmes et de Terssac, 1997). On retrouve alors la problématique de flexibilité offensive (avec négociation des arrangements productifs entre salariés et employeurs) ou défensive (où le patronat impose ses choix à la main d’oeuvre) développée par Danièle Leborgne et Alain Lipietz (1992).

Dans un cadre de taylorisme flexible, les stratégies défensives dominantes empêchent généralement les relations entre temps de travail et temps libre de changer de nature. Dans ces conditions, la maîtrise de leur travail par les salariés demeure restreinte. Les évolutions en ce sens prennent le plus souvent des formes fortement instrumentalisées. Elles génèrent finalement davantage de frustrations que d’épanouissement (126) et débouchent sur une véritable souffrance sociale (Dejours, de Bandt et Dubar, 1995). L’accomplissement des individus est alors d’autant mieux repoussé en dehors du travail que le temps de travail est difficilement celui de la construction d’identités sociales fortes.

Dans ce contexte, le temps libre reste disposé autour du temps de travail. Les interférences entre les deux restent limitées aux déterminants sociaux du contenu des loisirs (127). Elles s’accroissent néanmoins sur la question des rythmes et des horaires sous le coup des contraintes de flexibilité de la sphère productive (Tremblay et Villeneuve, 1997). Il faut encore souligner que le simple accroissement quantitatif du temps hors travail tend à lui conférer par rapport à l’organisation du travail une autonomie plus large aujourd’hui que ce qu’elle pouvait être il y a un siècle (128). Dans ces conditions, Paul Yonnet (1999) peut constater que, de fait, la construction d’identités collectives passe aujourd’hui souvent par ces temps de loisir. Le taylorisme flexible est donc porteur d’éléments d’évolution de la dissociation entre travail et vie sociale. Pourtant, en négociant les contraintes de manière unilatérale, du premier terme vers le second, il ne permet pas qu’elle soit remise en cause de manière fondamentale.

Le modèle du temps industriel, même partiellement actualisé, demeure à la fois cohérent et pertinent par rapport à la société contemporaine. Dans la sphère économique notamment, il structure nombre d’activités et de stratégies. Il répond en particulier de manière directe à la préoccupation des entrepreneurs de contracter les coûts de production afin de répondre à la pression concurrentielle s’exerçant sur les prix. Le temps d’immobilisation des capitaux et des produits représente l’archétype de ces coûts qu’il s’agit de réduire. Il répond aussi parfaitement à la définition du temps industriel, continu, largement indifférencié et dépositaire d’une valeur marchande souvent exprimée en termes de taux d’intérêt. La pression sur les coûts de main d’oeuvre repose en large partie sur la même représentation du temps : la problématique habituelle est de réussir à faire accomplir plus de tâches aux salariés dans le même temps. Même la flexibilité des horaires est souvent interprétée par le patronat comme la simple possibilité de pouvoir adapter sans contrainte la quantité de temps de travail aux fluctuations des besoins de la production.

Si donc, le temps industriel connaît aujourd’hui des évolutions importantes, ses principes fondamentaux n’en demeurent pas moins pertinents pour comprendre certains traits essentiels de la société contemporaine. Au niveau économique, on voit bien comment il permet d’abord de lire les évolutions induites par la concurrence portant sur les coûts. C’est en s’appuyant sur cette filiation que l’on peut avancer que le « temps industriel » est le temps du « taylorisme flexible » décrit au chapitre précédent.

Notes
126.

()011L’analyse des méthodes de lean production introduites chez les « transplants » japonais de l’industrie automobile américaine illustre l’insatisfaction profonde que le management participatif fait naître lorsqu’il n’est conçu que comme un moyen d’optimiser la production (James Rinehart, Christopher Huxley et David Robertson, 1997).

127.

()011Jonathan Gershuny (1992) met en évidence, à travers la comparaison de chiffres obtenus dans huit pays industrialisés, un relatif effacement des différences entre classes sociales par rapport au volume du temps hors travail au cours des dernières décennies. Il fait de ce constat l’une des caractéristiques des “sociétés post-industrielles”. En revanche, d’après les mêmes données, les caractéristiques sociales des individus demeurent fortement discriminantes relativement à l’usage qui est fait de ce temps libre.

128.

()011Il convient néanmoins de tempérer l’enthousiasme de ceux qui annoncent, chacun à leur manière mais depuis près de 50 ans (Marcuse, Eros et civilisation : 1955), l’avènement d’une société structurée autour des loisirs.