7.2 Au-delà du temps industriel, d’autres rythmes contemporains

On distingue donc facilement la marque du temps industriel dans la société contemporaine. Il semble pourtant que ce modèle ne suffise pas à comprendre la totalité des rythmes qui scandent aujourd’hui la vie économique et sociale. La pression est particulièrement sensible si l’on considère les avancées technologiques dans le domaine de l’informatique et leurs prolongements vers les télécommunications. La bombe informatique est dénoncée par Paul Virilio (1998) parce qu’elle inscrit nos actions dans un temps réel généralisé qui annule le passé, le présent et l’avenir. D’un point de vue plus large, mais également plus optimiste, Manuel Castells dresse le même constat (1996, p. 424) et annonce l’avènement de La société en réseau, fondée sur une « ‘nouvelle structure sociale [dont] la logique naissante vise à l’annulation du temps comme suite ordonnée d’événements’ » (p. 522). Incontestablement, il se passe quelque chose autour du temps. C’est en particulier autour du caractère continu du temps industriel que se produisent les évolutions qui permettent d’avancer l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau modèle temporel.

Il faut souligner avec Edward Thompson que ces modèles de représentation ne sont jamais hégémoniques à une époque et dans une société donnée. L’historien anglais décrit le processus selon lequel le temps du capitalisme industriel est devenu non seulement le temps du travail, mais aussi celui autour duquel s’organise les autres activités. Il insiste cependant sur les délais de cette transformation – plus d’un siècle pour la seule période la plus intense – . Il a également pu montrer que le temps « orienté par la tâche », selon sa désignation du schéma temporel qui dominait la société avant le développement du capitalisme industriel, continue de structurer nombre d’activités de la vie sociale tout au long du XIXè siècle et encore après.

Les Histoires du temps racontées par Jacques Attali (1982) procèdent du même schéma de recouvrement, d’empilement – et bien sûr de concurrence – des différentes structures temporelles. Les rythmes d’évolution des divers éléments qui composent ces structures temporelles (technique de mesure du temps, organisation productive, organisation sociale, entre autres) sont toujours discordants. Si la succession du « Temps des dieux », puis « des corps », « des machines » et enfin « des codes » marque l’évolution historique, le passage de l’un à l’autre n’est jamais précisément daté. Les repères chronologiques mis en avant restent lâches. Ils tiennent au constat selon lequel la mise en place « ‘d’une nouvelle représentation du temps [...] est toujours précédée de l’invention des instruments de sa mesure, et suivie de l’apparition d’un nouveau maître de l’ordre social. [...] À l’inverse, la théorie de chaque Temps semble n’être totalement connue qu’à la fin de sa domination’ » (p. 247). Dans ces conditions, on comprend « ‘[qu’]un Temps n’en a jamais éliminé un autre ; tout Temps nouveau s’est superposé à celui qui dominait avant lui’ » (p. 247-8). L’histoire semble donc enseigner qu’il n’y a pas exclusion d’un modèle par un autre. Elle permet d’envisager que s’affirme, à côté du temps industriel, une autre structure temporelle, encore en devenir, mais déjà distincte (129).

Notes
129.

()011Ce passage “dans la durée” d’une structure temporelle à l’autre avec un large recouvrement est largement confirmé par les historiens. Jean Leduc, dans Les historiens et le temps (1999, pp. 150-151), montre leur accord général sur le constat de la persistance d’une représentation du temps et d’une manière de le mesurer scandées par le rythme des saisons et l’enchaînement des travaux agricoles directement héritées du Moyen-Âge, jusqu’à la fin du XIXè siècle (l’école et le chemin de fer) dans les campagnes françaises. Le sociologue Roger Sue (1995, pp. 136-140) propose quant à lui une périodisation théorique du remplacement d’un temps dominant par un autre qui implique un processus de longue durée et un chevauchement important du temps ancien et du temps nouveau.