Les nouvelles temporalités du système productif

La pression à l’intensification de l’usage du temps est une dimension constitutive du capitalisme. Elle ne semble pas moins vive aujourd’hui qu’au XIXè siècle. De nombreux auteurs soulignent même que cette tendance aboutit dans la période récente à une « radicalisation » du phénomène. Dans la sphère économique, par exemple, la combinaison d’une concurrence hors coût, par la réactivité et l’innovation, et d’une concurrence par les coûts n’a pas seulement comme effet d’accroître la pression à réduire les délais. Elle tend aussi à structurer le temps de manière binaire où l’important n’est pas uniquement d’arriver le plus vite possible, mais surtout d’arriver « juste-à-temps », c’est-à-dire souvent le premier, sur la niche de marché que l’on souhaite occuper par exemple.

La « nouvelle économie », centrée sur les réseaux électroniques, offre chaque jour son lot d’illustrations de ce principe : des sommes colossales sont actuellement investies pour développer des services nouveaux souvent lourdement déficitaires dans un premier temps (130). L’important est alors de réussir à repérer et à verrouiller le marché potentiel avant les autres afin d’établir une situation de rente sur le rendement de laquelle est fondé l’investissement. Mais l’économie moins virtuelle permet aussi l’épanouissement de cette flexibilité réactive. C’est en partie la pression à l’innovation qui bouscule les rythmes temporels (Mercure, 1995). Dans les industries pharmaceutiques ou électroniques, la course aux brevets est de plus en plus âpre (131). Dans l’automobile, Michel Freyssenet (2000) dénomme « stratégie de profit innovation et flexibilité » le modèle productif visant à révéler – puis surtout occuper et verrouiller avant les autres – de nouveaux segments de marché à l’aide de « concept cars » de plus en plus originaux. Les succès industriels de Honda, Renault ou Chrysler attestent de sa pertinence actuelle. L’innovation financière répond également à la même logique qui donne un avantage considérable à la première institution qui saura repérer la moindre évolution réglementaire et commercialiser un produit à la fois nouveau et bien ciblé. Plus globalement, le temps zéro et l’absence de temps mort est la loi qu’impose le pouvoir de la finance au monde économique (Mongin, 2000, reprenant le titre d’un ouvrage d’André Orléans).

Les conditions dans lesquelles la main d’oeuvre peut être mobilisée ne sont évidemment pas indépendantes de cette structure temporelle plus fractionnée. Les carrières professionnelles par exemple ne sont désormais plus calquées sur le modèle de la durée. L’apprenti apprenait son métier sur le tas en même temps que les règles de conduite du milieu au contact des plus anciens. Il acquérait une identité sociale reconnue et passait l’essentiel de sa vie active dans la même usine, gravissant les échelons (souvent quelques-uns seulement) d’une hiérarchie largement stabilisée (de Coninck, 1994). Aujourd’hui, de restructurations en saisies d’opportunité, la carrière-type se construit souvent par séquences de quelques années, voire quelques mois. Mieux adaptée à ce rythme, la formation au coup par coup développe des compétences que la transmission d’expérience ne peut plus satisfaire. Frédéric de Coninck évoque à ce propos « une gestion dans le présent » (1995, p. 241).

Cette fragmentation concerne aussi les rythmes quotidiens d’activité au sein même d’un contexte général de chasse aux temps morts (Cohen, 1999). Frédéric de Coninck (p. 267) analyse comment l’exacerbation des exigences de synchronisation à l’intérieur d’un processus de production amène les opérateurs et leurs responsables immédiats à se heurter à un enchevêtrement de temporalités de court, moyen et long terme. Philippe Mossé et James Arrowsmith (1998) illustrent par exemple cette réalité dans une comparaison franco-anglaise des temporalités des personnels hospitaliers. Les interviews de cadres d’entreprise rapportées par Paul Bouffartigue et Mélanie Bocchino (1998) enfin, révèlent aussi, dans un contexte général de surcharge de travail, l’irrégularité des tâches que traduisent les « coups de bourre » et autres « charrettes ». La fragmentation du temps est donc une autre manière de lire la diversification des rythmes sociaux dont la régulation collective est de plus en plus difficile (132).

La littérature concernant les expériences de réduction du temps de travail dans divers pays occidentaux rend bien compte des tensions qui apparaissent alors. Hormis la problématique de partage du travail, la diminution du nombre d’heures ouvrées semble assez généralement la contrepartie d’une flexibilité horaire accrue (Tonneau, 1998). Plusieurs auteurs soulignent alors la tendance assez nette des salariés à préférer allonger leurs week-end ou leurs congés plutôt que de réduire la durée moyenne travaillée chaque jour (Anxo et alii, 1998 ; Tremblay et Villeneuve, 1998 par exemple). Cette aspiration est souvent analysée comme le résultat d’une préoccupation liée à la protection de son temps personnel face à la fragilité des horaires normaux d’un jour de travail habituel. Elle marque aussi un renouvellement des valeurs associées au « temps libre » (Dumazedier, 1988).

D’autres stratégies d’adaptation à la flexibilité des horaires sont également décrites qui concernent des catégories professionnelles contraintes à une disponibilité importante. Ainsi Paul Bouffartigue et Mélanie Bocchino (1998, p. 45) insistent-ils sur le lien étroit entre la disponibilité qui est demandée aux cadres et la part d’autonomie personnelle dans la gestion de leur temps qui leur est accordée en soulignant que ces deux dimensions « ‘font partie de l’identité sociale du cadre, de ses distinctions statutaires’ ». On peut en outre facilement interpréter l’exigence de disponibilité comme l’intégration des contraintes temporelles de l’organisation au sein des emplois du temps personnels. On retrouve alors de manière assez transparente le double processus d’autonomie/intégration largement évoqué au chapitre précédent.

Au-delà des particularités de telle ou telle situation, une recomposition profonde des relations entre le temps travaillé et le temps libre apparaît. Là où le temps industriel établissait une distinction nette, les rythmes contemporains semblent permettre de larges recouvrements et interdépendances (133). L’interpénétration de plus en plus forte des univers professionnels et personnels des individus avait d’ailleurs pu être relevée dans les observations relatives aux usages des moyens modernes de communication (Jauréguiberry, 1996 pour le téléphone portable) et de transport (Chevallier, 1989 pour le TGV). Elle trouve écho dans les aspirations à la maîtrise de l’organisation de son temps de travail et de son contenu.

Notes
130.

()011Cette logique diffère finalement très peu de celle qui prévalait lors de la phase de constitution du réseau ferroviaire lorsque la course aux concessions de lignes visait la spéculation sur les titres et/ou la constitution de monopoles avant le rendement propre des investissements. François Caron (1997) décrit ces épisodes, notament au chapitre IV de son Histoire des chemins de fer en France.

131.

()011Cette course ne vise évidemment que les marchés solvables. Les efforts concernant les pathologies n’affectant que des populations démunies telles la bilharziose ou le paludisme sont beaucoup plus faibles, comme en témoigne par exemple l’aide-mémoire de l’Organisation Mondiale de la Santé Présentation de l’opération “médicaments antipaludiques” (OMA) concernant au contraire la mise en place d’une incitation à la recherche de nouveaux médicaments anti-paludéens rendue nécessaire par la faiblesse de l’initiative privée sur ce segment où les espérances de gains sont peu élevées. (Document consulté le 23/08/00 à l’adresse suivante : http://www.who.int/inf-fs/fr/amXXX.html.)

132.

()011Voir par exemple le débat concernant l’ouverture dominicale des commerces (Landier, 1991).

133.

()011Le constat de l’atténuation de la dichotomie traditionnelle entre travail et loisir est désormais largement partagé (Pronovost, 1996, p. 42). Il est cependant souvent dressé d’une manière univoque qui rattache cette dichotomie à un passé fordiste et révolu (Breedveld, 1996, par exemple). Il convient néanmoins de nuancer cette évolution, ce qui est tenté ici en distinguant de ce point vue aussi les deux figures contemporaines du système productif : le « taylorisme flexible » – qui entretient plutôt le clivage travail/loisir – et le processus d’« autonomie intégration » qui rend davantage compte de son atténuation.