Le temps fragmenté de l’autonomie/intégration

On peut alors tenter de lister les thèmes à propos desquels les représentations contemporaines du temps s’écartent du modèle du temps industriel. On retiendra en premier lieu la dilution de la césure établie entre temps du travail et temps de la vie sociale dès l’origine du capitalisme industriel.

Une seconde remise en cause du modèle du temps industriel concerne la continuité qui lui est attachée. La fragmentation du temps, l’enchevêtrement des rythmes sont des images qui reviennent souvent lorsqu’il s’agit de décrire le déroulement des activités des individus. Elles renvoient également directement aux représentations « multiscalaires » des espaces de vie (Ollivro, 2000). Frédéric de Coninck soulignait le phénomène, concernant les dimensions temporelles, à propos des activités productives, mais celui-ci est encore accentué par la multiplication des interactions entre le travail et les activités personnelles. Dans certaines situations encore bien spécifiques, relatives en particulier aux emplois hautement qualifiés, la combinaison de différents facteurs renforce ces évolutions au point de paraître revenir au travail « orienté par la tâche » qu’Edward Thompson rattache aux sociétés pré-industrielles. En réalité cette figure, qui constitue peut-être l’aboutissement des tendances actuelles, diffère sensiblement de celle qui prévalait dans les sociétés traditionnelles en particulier parce qu’elle se conjugue à une rationalisation systématique de l’usage du temps.

Enfin, la montée des incertitudes est le troisième élément de différenciation de la structure contemporaine du temps par rapport au temps du capitalisme industriel. Le rôle, dans ce phénomène de déstabilisation, de la crise de la régulation fordiste et celui de la pression concurrentielle qui lui est consécutive ont déjà été développés, notamment au chapitre 3. De ce point de vue, la recherche systématique de la flexibilité du système productif est autant une réponse à cette incertitude qu’un élément de son approfondissement. Mais il est intéressant de noter de ce point de vue la convergence d’analyses portant sur d’autres champs de la société. C’est ainsi que Javier Santisot (1994, p. 1083) affirme que « ‘la plupart [des politistes avancent], à la suite de Przeworski, que la démocratie n’est rien d’autre que ’l’institutionnalisation de l’incertitude’’ ». L’auteur s’interroge, d’après une réflexion de Tocqueville, sur l’incapacité du système démocratique, qui fonde essentiellement son horizon temporel sur les prochaines échéances électorales, à mener des projets de société de long terme.

Afin d’élargir le propos à d’autres aspects de la vie sociale, Bertrand Montulet (1998, p. 127) reprend les analyses d’Anthony Giddens tirées des conséquences de la modernité (L’Harmattan, 1994). Ce dernier explique que « ‘la vie sociale moderne [se caractérise par] l’examen et la révision constante des pratiques sociales à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques même...’ ». Dans ce cadre, la référence au passé et la continuité que concrétise l’appel aux traditions sont fragilisées alors que la construction du futur devient contingente. Il convient de rappeler à ce point les mises en garde de Paul Virilio envers les dangers de la perte de mémoire généralisée de l’instantanéité du « cybermonde » (Virilio, 1998) (134).

L’analyse d’Anthony Giddens rend compte de la manière dont la société moderne perd ses régularités et devient plus incertaine. Mais elle explique du même coup comment sa structure de représentation du temps abandonne la figure de la continuité pour celles de la fragmentation et de la multiplication des rythmes sociaux. En revanche, c’est Pierre Veltz (1996, p. 224) qui souligne la contradiction profonde que porte en elle cette (dé)structuration du temps : d’une part, elle plonge les individus et les organisations dans la contingence et l’immédiateté, mais d’autre part elle valorise fortement des ressources qui ne se développent que dans la durée.

Deux exemples peuvent aider à se représenter cette tension car ils concernent des ressources immatérielles – la confiance d’abord et la capacité d’innovation ensuite – que les analystes placent habituellement au coeur des évolutions du système productif. Luc Boltansky et ève Chiapello (1999, p. 193) soulignent donc le caractère essentiel de la relation de confiance pour que fonctionnent les réseaux de collaborations ou d’échanges de la « Cité par projets » qu’habite le nouvel esprit du capitalisme. Ils insistent aussi sur la nécessaire durée sans laquelle les réputations et les connivences ne sauraient être construites de manière fiable. Les processus d’accumulation et d’appropriation des compétences qui sous-tendent les stratégies des entreprises actives en matière de R&D doivent quant à eux également s’inscrire dans le long terme (Blanc, 1993) alors même que les exigences du marché ou celles des financeurs sont de plus en plus orientées sur des délais très brefs. Le problème est identique pour les salariés à qui il revient de donner une cohérence pérenne (Dumazedier, 1997), au sein de référentiels mouvants, à un ensemble de savoir-faire qu’il faudrait construire en naviguant d’une opportunité à l’autre.

On peut avancer ici que c’est en partie à travers le modèle organisationnel d’autonomie/intégration que cette contradiction réussit à être gérée au sein du système productif. En effet, les capacités « de long terme » que les organisations et les individus doivent assumer (la construction d’une réputation, de réseaux de connivences ou de compétences selon les exemples précédents) impliquent nécessairement qu’une part d’autonomie leur soit laissée car elles réclament la mise en oeuvre de ressources spécifiques à chacune de ces unités. Il convient en outre de rappeler que la mobilisation de ces capacités (et pas seulement leur développement) au profit des niveaux supérieurs est la justification première de la double figure organisationnelle.

Les représentations contemporaines du temps ne sont donc pas exemptes de contradictions. En revanche, elles apparaissent s’écarter assez significativement du modèle du temps industriel. En cela, l’hypothèse d’un nouveau modèle temporel paraît plutôt confirmée (135). L’hypothèse implicite d’une filiation entre le modèle organisationnel d’autonomie/intégration et les nouvelles structures du temps social est également validée. De multiples points de rencontre entre les deux logiques ont pu être établis. Ils permettent de compléter le schéma proposé au terme du chapitre précédent. On s’interdira néanmoins d’évoquer le moindre lien de causalité entre les éléments de la structure productive et ceux de la structure temporelle en les reliant par un simple trait non-orienté.

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Schéma : des structures productives aux structures temporelles
Notes
134.

()011La convergence sur ce point d’auteurs très divers est remarquable. L’historien François Hartog, par exemple, décrit trois “régimes d’historicité” qui se sont succédés. Il entend par “régime d’historicité” le rapport culturel qu’une société entretient avec son passé. Le premier, qui dominera jusqu’en 1789, pose le passé comme indépassable, comme source “d’exemplarité”. Le second, qui correspond aux XIXè et XXè siècles, construit au contraire le passé en fonction d’un futur souhaité. Nous entrerions aujourd’hui dans un régime “présentiste”, où le passé et l’avenir sont convoqués pour juguler nos angoisses du présent (Hartog, 1995)

135.

()011On trouve évidemment toujours des auteurs qui analysent les transformations actuelles comme le simple prolongement des tendances à l’origine de la structuration du temps industriel (Mercure, 1995). Ils ne décèlent alors ni rupture, ni nouveau modèle temporel.

En revanche, l’analyse largement reconnue de Jacques Attali pose également l’émergence d’un Temps des codes qui succéderait au Temps des machines. Il est sans doute prématuré – et présomptueux – de supposer l’identité de ce Temps des codes et du temps fragmenté décrit ci-dessus. Des rapprochements heuristiques paraissent néanmoins possibles. C’est en particulier le cas autour de la notion de “temps propre” développée par Jacques Attali. Observant la physique et la biologie contemporaine, il pose en effet comme fondement possible du Temps des codes, la reconnaissance, à côté du “temps universel objectif et abstrait” établit par le Temps des machines, d’un “temps propre à chaque système” (Attali, 1982, p. 260). Sans pousser trop rapidement l’analogie, il faut bien convenir que cette dualité de la structure temporelle émergente pourrait peut-être constituer l’un des fondements profonds du modèle organisationnel d’autonomie/intégration.