La logique industrielle de « la vitesse comme opportunité »

« TGV. Gagnez du temps sur le temps » ont proclamé entre 1981 et 1986 les campagnes publicitaires menée par la SNCF autour de la nouvelle offre ferroviaire (136). Ce slogan s’inscrit d’abord dans une représentation très classique du temps. « Gagner du temps » signifie que le temps est une ressource, qu’il peut être épargné. L’expression sous-entend aussi que chaque instant « gagné » peut être valorisé. Enfin, elle oriente l’imaginaire vers un univers largement fonctionnaliste qui, peut-être, fait davantage appel aux références de la vie professionnelle qu’à celles de la vie privée.

« Gagner du temps » semble donc plutôt renvoyer à la figure du temps industriel, celle d’un temps continu et échangeable, celle d’un univers qui tend à isoler le travail du reste de la vie. Dans ce cadre temporel continu, la grande vitesse est immédiatement valorisable. Elle apparaît comme une opportunité propre à réduire les temps de trajet, alors considérés comme des coûts associés aux déplacements. Dans une telle logique et concernant les déplacements à motif professionnel, les coûts de déplacements peuvent être assimilés à des coûts de production. Réduire les temps de trajet revient donc à gagner en compétitivité. En ce sens, la vitesse comme opportunité répond en premier lieu aux exigences des activités économiques pour lesquelles la concurrence porte principalement sur les coûts. On peut donc aussi la relier au « taylorisme flexible ».

On retrouve vraisemblablement cette logique de réduction des coûts dans le transfert massif de l’avion vers le train opéré à la faveur de la mise en service du TGV par les voyageurs à motif professionnel appartenant à une entreprise industrielle. Ce constat, résultant des enquêtes de déplacements réalisées tant en 80-85 sur le TGV sud-est qu’en 89-93 sur le TGV-A a été établi au chapitre 4 en observant que sur ce segment, la forte croissance du trafic TGV est apparue au sein d’un nombre total de déplacements (tous modes confondus) presque inchangé. Suite à l’accroissement des vitesses du chemin de fer, l’arbitrage entre les tarifs et le temps de parcours s’est trouvé déplacé suivant une logique dont le modèle prix-temps déjà présenté rend parfaitement compte en termes de coût généralisé du déplacement. Sans commettre l’erreur d’assimiler taylorisme flexible et activités industrielles, il n’est cependant pas étonnant de voir ces dernières réagir fortement à une incitation sur les coûts.

Outre l’orientation du trafic vers le mode le moins onéreux, la conséquence habituelle d’une réduction des coûts de transport est une extension des aires de marché. La grande vitesse ferroviaire ne faillit pas à la règle et le phénomène, déjà évoqué au chapitre 5, a pu être observé et analysé à propos de certaines activités de services sophistiqués à la faveur de la mise en service du TGV entre Paris et Lyon (Buisson 1986). Mais, la conclusion de cette étude montrait que certaines entreprises lyonnaises, qui avaient saisi l’opportunité du TGV pour offrir leurs services sur le marché parisien, s’interrogeaient désormais sur la situation optimale de leur implantation. Les moyens de transport rapides permettant de gérer l’une ou l’autre des deux configurations, ce questionnement souligne bien que le décloisonnement des marchés se traduit également par une souplesse accrue en matière de localisation des activités.

L’usage de la vitesse comme opportunité s’inscrit dans une logique de valorisation (Klein, 1995). Elle intègre la distance comme une contrainte de fonctionnement parmi d’autres, qui fait alors l’objet d’arbitrages en partie déterminés par les coûts de franchissement dont la vitesse est une composante. Cet arbitrage possible implique donc que l’activité qui le motive n’est pas fondamentalement dépendante des performances maximales du système de transport : il signifie que d’autres configurations sont envisageables, avec des temps de transports plus longs, qui ne remettent pourtant pas en cause l’existence, ni les principales caractéristiques de l’activité considérée.

Quelques exemples-types, plus imagés, peuvent permettre de mieux saisir ce dernier aspects. C’est la vitesse comme opportunité qui opère lorsque la circulation des personnes entre les établissements d’une même firme est redéfinie suite à l’arrivée du TGV sans modifier ni les attributions de chaque site, ni le schéma organisationnel général de la firme. C’est encore une logique d’opportunité qui amène un représentant commercial ou un prestataire d’assistance technique à élargir sa zone d’opération sans changer les relations qu’il établit avec ses clients. C’est toujours une opportunité que saisit l’entrepreneur parisien qui choisit une prestation de service mieux adaptée ou meilleur marché dans une métropole de province désormais reliée à grande vitesse plutôt que l’offre de son sous-traitant habituel, plus proche, mais moins performant.

Il faut davantage comprendre ces exemples rapidement évoqués comme des archétypes aidant à révéler l’une des logiques d’usage de la grande vitesse que comme des photographies de la réalité. En effet, ces situations dans lesquelles la vitesse n’est porteuse d’aucun changement organisationnel concernant la production et la réalisation de l’activité qui motive le déplacement ne peuvent être que des fictions tant organisation, usage du temps et de l’espace sont indissociables. De manière à rendre compte de cette globalité, on peut alors proposer de considérer la vitesse comme opportunité comme une caractéristique des organisations capables d’intégrer les coûts de franchissement de la distance parmi leurs paramètres.

En présentant des situations très dépouillées, les quelques exemples évoqués mettent en évidence que la vitesse comme opportunité n’est qu’une figure théorique de l’usage de la grande vitesse, tout comme le « temps industriel » et le « taylorisme flexible » ne sont que des figures théoriques des temps sociaux contemporains et des configurations organisationnelles du système productif. C’est bien sur ce plan abstrait qu’il convenait d’établir un premier lien entre ces différents champs.

Notes
136.

()011La confirmation des dates de la campagne de communication et de la syntaxe exacte du slogan ont été trouvées dans un article sur la dernière “signature” du TGV (Prenez le temps d’aller vite) paru dans le magazine gratuit distribué par la SNCF aux voyageurs des lignes à grande vitesse France TGV, n° 28, octobre 2000, p. 18.