Le temps fragmenté de la vitesse comme nécessité

« Gagnez du temps sur le temps » disait la publicité. L’accroche finale du slogan, soulignée ici, a bien sûr comme fonction de capter l’attention. Elle transforme la banale injonction en une surprenante prière. Il suffit de ces quelques mots supplémentaires pour que le message ne dévoile pas son sens au premier regard. Il en devient attirant car il porte désormais une part de mystère. Il stimule l’imaginaire. à travers cette opposition entre un commandement on ne peut plus direct et une touche finale qui reste obscure, il s’agit de créer le sentiment que le service vanté par ce message n’est pas seulement froidement efficace, mais qu’il appelle aussi un regard plus intimiste. Ainsi s’établit, à travers le TGV, un lien entre un univers fonctionnel où la technologie ferroviaire symbolise l’efficacité professionnelle du client potentiel et l’univers personnel de ce même individu.

Mais donner une interprétation rationnelle de ce message, sibyllin de prime abord, ne présente guère de difficulté. « Gagnez du temps sur le temps » : la redondance de ce même terme dans une phrase aussi courte exprime l’idée que non seulement la durée du déplacement se réduit, mais aussi, de manière plus radicale, l’échelle de mesure de cette durée. Il s’agit donc d’un appel à l’ubiquité (137) ou du moins d’une invite à franchir une nouvelle étape dans le processus d’intensification temporelle. La structure temporelle sous-jacente n’est plus celle de la continuité, mais au contraire celle de la fragmentation où les activités se succèdent sans transition, sans temps de trajet.

Ainsi, les publicistes décrivent-ils, dès son apparition, un TGV qui n’est pas seulement celui du temps industriel. Pour donner corps à ce produit nouveau face à son public, ils ont été contraints de compléter cette structure temporelle classique par un ensemble de traits nouveaux. On ne s’étonnera pas d’y retrouver les principales caractéristiques du « temps fragmenté » tel qu’il est décrit dans les pages qui précèdent. La seconde partie de l’hypothèse avancée ici est que cette nouvelle structure temporelle se retrouve également dans les pratiques de déplacement et qu’elle fait de la vitesse une nécessité.

L’importance de cette caractéristique de l’offre ferroviaire à grande vitesse qui consiste à rendre possible, sur les principales relations desservies, les voyages aller-retour dans la journée tout en laissant à destination un temps disponible appréciable, a déjà été soulignée. Cette possibilité tend à s’ériger comme l’un des standards de l’offre de service qu’une grande ville peut mettre à disposition de ces usagers (chapitre 4). En tant que pratique de déplacement, elle s’impose aussi à la fois comme norme et comme optimum chez les usagers fréquents du TGV (Chevallier, 1989). Les observations menées par le Laboratoire d’économie des Transports autour des TGV sud-est (Bonnafous, 1987) puis Atlantique (Klein et Claisse, 1997) confirment la tendance au raccourcissement de la durée des voyages, les séjours plus longs laissant la place aux allers-retours inscrits dans la journée.

En termes d’usage du temps, ces comportements de déplacement répondent d’abord à une volonté d’effacement du temps de trajet puisqu’il s’agit de se déplacer sans empiéter sur le temps dévolu aux activités adjacentes. En ce sens, ils s’inscrivent dans un processus radicalisé d’intensification temporelle qui désormais, vise l’ubiquité. Mais, cet effacement demeure partiel si l’on considère la durée. C’est donc à travers l’ordonnancement des activités que l’on va chercher à le parfaire. Maurice Chevallier (1989) décrit comment les usagers fréquents du TGV gèrent comme un tout la totalité de leur emploi du temps, articulant au mieux obligations professionnelles, contraintes de déplacement et vie familiale. Ce constat est largement corroboré par les témoignages des premiers utilisateurs de la téléphonie mobile recueillis par Francis Jauréguiberry (1996). Ces arrangements, qui visent à sauvegarder tout à la fois les plages de travail nécessaires et les temps de la vie personnelle renforcent la dépendance des deux univers que le « temps industriel » avait si nettement distingué.

Avec le raccourcissement de la durée de trajet et la possibilité d’organiser des voyages dans la journée, les usagers interviewés par Maurice Chevallier soulignent bien qu’ils ne gagnent pas seulement du temps. Le voyage devenant beaucoup plus simple, il nécessite également moins de préparation et peut s’envisager au dernier moment. Le TGV apporte donc une souplesse accrue dans la gestion de l’éloignement qui permet par exemple de répondre plus aisément à une demande urgente impliquant un déplacement ou de suivre de plus près une activité se déroulant à distance.

Ces nouvelles facilités sont alors intégrées dans les organisations productives qui se mettent en place : plutôt que de programmer à l’avance l’intervention d’un expert éloigné, on l’envisagera « à la demande », en temps réel ; plutôt que de confier les mêmes activités à des établissements répartis dans plusieurs villes et opérant sur des champs géographiques différents, on recherchera des économies d’échelle en spécialisant chacun d’eux sur une fonction particulière pour l’ensemble de la zone tout en assurant une coordination forte des activités qui nécessitera des rencontres fréquentes (on retrouve le principe d’autonomie/intégration). On peut ainsi imaginer de multiples exemples d’arrangements organisationnels fondés sur cette capacité du TGV à effacer le temps de trajet, et donc la distance. Ils constituent aussi pour les firmes un moyen de s’adapter à l’incertitude de leur environnement. On insistera sur le fait que l’adoption de tels schémas rend alors la grande vitesse parfaitement nécessaire pour qu’ils puissent fonctionner. En ce sens, la vitesse comme nécessité est caractéristique des organisations fondées sur une négation de la distance.

Mais cette souplesse nouvelle qu’apporte la grande vitesse n’est pas sans contrepartie. Comme les usagers du téléphone portable, ceux du TGV soulignent la pression accrue que fait peser sur eux la possibilité de se déplacer facilement. Les diverses observations révèlent de véritables situations de stress, voire d’angoisse, face à l’incertitude non maîtrisée des rythmes temporels. La fonction protectrice que jouait la distance ayant disparue, il devient difficile de décliner une sollicitation. Mais c’est surtout la montée de l’urgence que mentionnent les personnes confrontées aux outils modernes de communication (Jauréguiberry, 1998). Non seulement, là encore, la distance ne protège plus, mais les performances de ces outils permettent de mettre en place des organisations dont le mode de fonctionnement habituel est le court terme. La vitesse s’impose alors comme une nécessité du « temps fragmenté ».

À cet usage de la grande vitesse qui nie la distance, on peut donc associer l’ensemble des traits qui dessinaient la figure du « temps fragmenté ». La vitesse comme nécessité apparaît, au côté de la vitesse comme opportunité pour compléter la grille de lecture des temps sociaux contemporains.

Il convient de souligner ce que cette structure duale de l’usage de la grande vitesse doit à l’analyse de Maurice Chevallier (1989). Celui-ci distinguait en effet dans le premier chapitre de son rapport (p. 5) « deux type d’effet-TGV » :

‘«blabla2’

À la lecture de ces définitions, la filiation entre le « TGV-déclencheur » et la vitesse comme nécessité d’une part, et celle entre le « TGV-aubaine » et la vitesse comme opportunité d’autre part, apparaissent clairement. La principale différence vient de ce que cette distinction est, dans le présent travail, rapprochée de systèmes d’analyse plus larges. Les temps sociaux « industriel » ou « fragmenté », et plus encore le « taylorisme flexible » et le principe d’« autonomie/intégration », ont été définis de manière totalement indépendante de la sphère des transports. Ils sont mobilisés afin de donner un sens à une lecture de l’usage de la grande vitesse en termes d’opportunité et de nécessité. Ainsi, la mobilité est-elle re-située parmi ses déterminants sociaux. En revanche, c’est à l’objet technique TGV et à ses performances que Maurice Chevallier attribue, « de façon quelque peu simplificatrice » comme il le précise, les transformations des pratiques de mobilité.

Notes
137.

()011Toute à sa logique d’accélération des déplacements, la SNCF a ainsi produit un discours, paradoxal de sa part, de non-valorisation du temps de parcours, assimilé à un temps perdu. La conception, plutôt spartiate, de l’aménagement intérieur des premières rames TGV (les rames oranges), traduit cette représentation d’un temps de trajet tellement réduit que le confort offert à bord devient secondaire.

La SNCF a rapidement fait évoluer son point de vue sur cet aspect, d’abord à cause de la multiplication des trajets longs (les dessertes de Toulon à partir de 1985 et de Nice à partir de 1987 impliquaient, au départ de Paris, des durées de trajets de 6 ou 7 heures). Mais surtout, l’entreprise ferroviaire s’est rendu compte du danger commercial qu’il y avait à négliger ainsi le temps que ses propres clients passent en sa compagnie. Les générations suivantes de matériel roulant, les TGV-A (dont la campagne de lancement vantait “la croisière à 300 km/h”) et les rames “duplex” notamment, ont bénéficié de cet apprentissage. La récente campagne de la SNCF sur le thème “Prenez le temps de gagner du temps” traduit ce renversement de philosophie en cherchant au contraire à valoriser le temps de trajet.

Sur ce point encore, on constate à nouveau comment les conceptions françaises et allemandes de la grande vitesse se rapprochent peu à peu : l’intérieur très cossu de la première version de l’ICE allemand s’est inscrit dans une logique de développement selon laquelle la vitesse du service ferroviaire rapide pouvait être parfois mise au second plan par rapport à d’autres impératifs ; tout en demeurant élevé, le niveau de confort offert s’est banalisé dans les versions ultérieures.