Les modèles de Paul Krugman et Brian Arthur : le poids de l’histoire et du marché

Le modèle « Core-Periphery » proposé par Paul Krugman tout d’abord, est un modèle de localisation des activités dont l’intérêt tient à ce qu’il suggère plutôt qu’à sa capacité prédictive. Dans cet esprit, l’une de ses qualités est de faire émerger un nombre limité de variables simples à travers lesquelles ont peut représenter les processus de concentration, ou au contraire de diffusion, des activités dans l’espace. On s’en tiendra ici à ces suggestions. Le lecteur intéressé par les fondements du modèle pourra se reporter aux écrits de Paul Krugman lui-même, ainsi qu’à la présentation pédagogique, et en français, qu’en a donnée Marie-Françoise Calmette (Krugman, 1991a, en particulier annexe A, pp. 101-113 ; Krugman, 1991b ; Calmette, 1994). Il faut néanmoins insister ici sur le fait que ce sont ces fondements théoriques rigoureux qui donnent son intérêt au modèle et leur pertinence aux variables qu’il permet d’exhiber.

C’est plutôt à Gérard Santi (1995, en part. chap. 3, pp. 161-248.), qui s’est attaché davantage à décrypter la signification du modèle que ses équations, qu’est empruntée la présentation qui suit. Le modèle de base repose sur l’exemple d’un pays au sein duquel on distingue deux régions – Ouest et Est – dont les activités, et donc la population active, sont réparties en deux catégories selon qu’elles sont attachées au sol (agriculture, extraction minière) ou non (industrie) – d’où sa dénomination : « industrial core and agricultural periphery ». Une première illustration proposée par Paul Krugman fait intervenir une situation dans laquelle 60% de la main d’oeuvre est employée dans l’agriculture. Cette population est donc répartie de manière homogène entre les deux régions à raison de 30% de chaque côté, les 40% restant étant attachés à l’industrie. On suppose ensuite que la demande de biens manufacturés est constante quel que soit le segment de population que l’on considère et qu’elle s’élève au total à 10 unités. Si une région concentre la totalité de la production industrielle, la demande qui en émanera sera alors de 7 unités contre 3 issues de la région restée exclusivement agricole. Si, au contraire, l’industrie est répartie de manière égale entre les deux régions, la demande sera de 5 unités de chaque côté.

Cette configuration simple est enfin complétée par des coûts de deux types : des coûts fixes liés à l’implantation d’un établissement industriel et des coûts de transport engendrés par le transfert de biens manufacturés d’une région à l’autre. La question est maintenant de préciser la localisation que va choisir une entreprise-type dans ce contexte. Le tableau suivant précise ce choix dans le cas où les coûts de transport d’une unité de produit s’élèvent à une unité de coût tandis que les coûts fixes d’une usine se montent à quatre unités.

Ce tableau illustre une situation dans laquelle la tendance dominante s’auto-entretient : la concentration de l’industrie dans une seule des deux régions conduit à empêcher toute implantation dans l’autre ; a contrario, l’équi-répartition des industries dans les deux régions amènent les entreprises à adopter ce choix pour elles-mêmes. Mais on remarque surtout que les résultats de cette simulation dépendent de 2 variables : la proportion de travailleurs employés dans l’agriculture d’une part et le rapport entre les coûts fixes et les coûts de transport d’autre part.

Tableau 1 : Ensemble des coûts d’une entreprise en fonction de sa localisation et de la distribution de l’emploi industriel
Distribution de
l’emploi industriel
Coûts d’une firme type, si elle produit
à l’Est à l’Est et à l’Ouest à l’Ouest
Coûts fixes 4 8 4
à l’est en totalité Coûts de transport 3 0 7
total 7 8 11
Coûts fixes 4 8 4
Est-Ouest à 50-50 Coûts de transport 5 0 5
Total 9 8 9
Coûts fixes 4 8 4
à l’Ouest en totalité Coûts de transport 7 0 3
Total 11 8 7
[Note: Source : P. Krugman, ’Geography and trade’, p 17.]

Que l’augmentation de la proportion de travailleurs agricoles, donc uniformément répartis dans l’espace, favorise la diffusion des activités industrielles est finalement assez intuitif pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister. En revanche, la manière dont la diminution des coûts de transport vient accompagner la croissance des rendements d’échelle pour accentuer la tendance à la concentration est remarquable. Elle met en évidence deux facteurs qui donnent un premier fondement aux dynamiques de polarisation. À travers ces deux facteurs, Paul Krugman situe sans ambiguïté une origine essentielle de la concentration dans les mécanismes touchant l’économie de la firme dans ce qu’elle a de plus fondamental.

Continuant cet effort, Paul Krugman raisonne ensuite en parallèle la question de la localisation des activités et celle de la main d’oeuvre. Suivant une conclusion de Alfred Marshall, il montre alors formellement que les entrepreneurs comme les travailleurs ont intérêt à la concentration pour des raisons parfaitement symétriques d’accès à un marché du travail ou de l’emploi plus large, qui amortira à moindre coût les hausses ou les baisses d’activité. Là encore, ce sont les mécanismes du marché qui jouent pour expliquer la polarisation. Mais l’apport de Paul Krugman à la science économique est justement de situer cette logique marchande dans un contexte où les rendements sont croissants. Il insiste lui-même sur la capacité du modèle « Core-Periphery » à expliquer la concentration sans faire « ‘appel à des concepts de nature allusive, tels que les externalités technologiques pures ; les économies externes sont pécuniaires et naissent de la volonté d’acheter et de vendre à une région où sont concentrés d’autres producteurs’ » (Krugman, 1991b, p. 333). L’existence de rendements croissants autour desquels les entrepreneurs déploient leurs stratégies est donc l’une des origines essentielles de la polarisation.

Tout en étant moins restrictif que son compatriote puisqu’il prend en compte d’éventuelles externalités technologiques, W. Brian Arthur (1990) aboutit à des conclusions très proches. Le modèle qu’il propose se présente sous une forme tout à fait différente du modèle « Core-Periphery » : il s’agit de représenter de façon séquentielle et dynamique la localisation de firmes tirées aléatoirement. Chaque firme est d’abord définie par sa préférence géographique pour chacun des sites possibles en fonction de ses caractéristiques productives propres, indépendamment des autres firmes. Chaque firme, au moment de choisir sa localisation, bénéficie en outre de la présence éventuelle d’autres firmes sur tel ou tel site. Il s’agit d’une fonction dite « de concentration » représentant les économies (ou déséconomies) d’agglomération qui vient s’ajouter à celle représentant le bénéfice géographique. Chaque firme choisit enfin le site où la somme de sa fonction de préférence propre et de la fonction de concentration est la plus élevée.

Les conclusions du modèle dépendent évidemment des caractéristiques que l’on attribue aux économies d’agglomération. Lorsque celles-ci ne rencontrent aucune limite supérieure, Brian Arthur montre que « ‘une localisation capture presque tout l’ensemble fini des firmes, avec une probabilité égale à un’ ». Si, au contraire, les économies d’agglomérations sont bornées, on observe un processus pendant lequel risque d’émerger un ensemble de localisations qui monopolisera l’industrie. On retrouve ici la possibilité d’apparition de pôles multiples déjà prévue par Paul Krugman. Ce second modèle réussit donc également à rendre compte des phénomènes de concentration à partir du jeu de variables qui peuvent représenter les mécanismes du marché. Mais dans cette formalisation à nouveau, ce sont d’abord les rendements croissants qui sont à la source des phénomènes de concentration.

Brian Arthur, comme Paul Krugman, s’interroge sur la nature des déterminants qui font que tel ou tel site émergera comme pôle attracteur à l’exclusion d’autres qui demeureront déserts. Krugman évoque alors les conditions initiales. Le modèle d’Arthur est plus précis dans la mesure où il fait intervenir des « accidents historiques » tout au long du processus séquentiel (à travers le choix aléatoire des caractéristiques de la firme à localiser à chaque étape). Néanmoins, l’influence de ces accidents est décroissante à mesure que se figent les situations par suite du renforcement des effets d’agglomération. Cette représentation vient donc enrichir la notion de conditions initiales, sans l’infirmer. Les deux auteurs se retrouvent donc pour attribuer à l’histoire un poids essentiel dans les phénomènes de concentration.

Bien que les auteurs ne le fassent pas explicitement eux-mêmes, on peut considérer que les mêmes éléments qui sont à l’origine des dynamiques de concentration – forces du marché et aléas de l’histoire – expliquent également pour une part la diffusion des activités sur le territoire. Ainsi, les accidents historiques et les conditions initiales sont-ils des éléments évidents de perturbation. On peut ainsi comparer la situation de l’Europe et celle de l’Amérique du Nord tout au long du XIXè siècle. L’occupation complète et dense du territoire par une population agricole est caractéristique de la première. La hauteur des coûts de transport y a favorisé une relative dispersion des activités industrielle naissante, en même temps que leur diminution a permis un mouvement de concentration. L’Amérique s’est quant à elle peuplée peu à peu d’émigrants, débarquant pour l’essentiel dans les grands ports du Nord-Est, là où s’est développée l’industrie. Le jeu du marché peut quant à lui parfaitement conduire à l’évitement des concentrations trop importantes dans le cadre du modèle d’Arthur : il suffit d’y introduire des déséconomies d’agglomération ainsi qu’il est d’ailleurs envisagé à la fin de l’article mentionné.

En fait, pour les économistes, les relations entre les forces de marché et les processus de concentration ou de diffusion sont plus complexes qu’il pourrait paraître de prime abord. Gérard Santi souligne ainsi que les néo-classiques, a priori favorables aux thèses de convergence des niveaux de développements régionaux, ont peu à peu introduit dans leurs modèles des éléments qui font finalement apparaître celle-ci comme un cas particulier. A contrario, les approches en termes de développement déséquilibré proposées par Gunnar Myrdal puis Nicholas Kaldor intègrent à leur tour des considérations sur la diffusion. De même, l’analyse de la division spatiale du travail, avancée en France par Philippe Aydalot, met en évidence des processus de diffusion sélective des activités qui militent tout à la fois pour une forme de convergence et pour un maintien, voire un renforcement, des hiérarchies.