La théorie de la polarisation ou les relations asymétriques

Initiée par François Perroux au début des années 50, la théorie des pôles de croissance a été un moment important de la réflexion des économistes sur le développement et l’espace. En tant que pratique, elle s’est trouvée largement infirmée à travers le bilan des mises en oeuvre concrètes dont elle a pu faire l’objet. À un niveau moins empirique, elle continue néanmoins de rendre compte d’une certaine réalité exprimée d’abord ainsi par son auteur : « ‘Le fait grossier, mais solide, est celui-ci : la croissance n’apparaît pas partout à la fois ; elle se manifeste en des points ou pôles de croissance, avec des intensités variables ; elle se répand par divers canaux et avec des effets terminaux variables pour l’ensemble de l’économie ’» (Perroux, 1991, p. 178).

Cette théorie n’a, au départ, pas de contenu proprement spatial. Elle considère des acteurs (des firmes) établissant entre eux des relations qui, par nature, sont déséquilibrées. Certaines entreprises, par leur taille, par leur position au sein du système productif, se trouvent en effet en situation de jouer un rôle dominant. Les impulsions qu’elles pourront émettre vers l’extérieur vont alors imposer aux unités indépendantes des réactions qui amplifieront l’impulsion initiale. Selon la représentation de François Perroux, l’économie est donc profondément hiérarchisée. Philippe Aydalot, dans la présentation qu’il fait de cette théorie, insiste avec raison sur les notions de « pouvoir économique » ou « d’effet de domination » qui fondent l’univers perrousien (Aydalot, 1985, p.127 et suiv.).

C’est par le biais des économies externes, pécuniaires et surtout technologiques, que s’opère la diffusion de la croissance à partir d’une innovation introduite par « l’unité motrice ». C’est également par ce biais que la théorie des pôles de croissances acquiert une dimension spatiale dans la mesure où les économies externes envisagées sont avant tout des économies d’agglomération. En réalité, la théorie des pôles de croissance semble pouvoir se lire tant du point de vue de la concentration des activités que du point de vue de la diffusion du développement. Alain Rallet rapporte ainsi l’opposition apparue entre deux conceptions parmi les développements issus de cette théorie : une lecture anglo-saxonne a principalement insisté sur la polarisation en montrant comment les activités réparties entre deux pôles se trouvaient aspirées par l’un ou l’autre ; la lecture française a surtout retenu l’utilisation volontariste de la théorie comme outil de dynamisation des zones sous-développées (Rallet, 1988, particulièrement pp.574-586).

Cette représentation confirme donc le caractère indémêlable des dynamiques de concentration et de diffusion. Toutes les écoles se rejoignent pour mettre en évidence les tensions contradictoires, qui de ce point de vue, travaillent le territoire. Par rapport à ceux déjà envisagés, les travaux de François Perroux présentent l’intérêt d’insister sur les relations de pouvoir et de domination. On retrouve par exemple aujourd’hui des préoccupations pour une part semblables dans la notion plus contemporaine de gouvernance déjà utilisée. On retiendra donc que les processus de concentration ou de diffusion des activités ne résultent pas seulement des mécanismes de marché. Ils trouvent aussi leur vigueur dans les relations – inégales – qui s’établissent en marge de celui-ci.

Un autre point de convergence entre les différentes approches concerne le rôle important dévolu aux économies externes dans les processus de concentration. Le schéma initial de Paul Krugman, qui réussit à rendre compte du phénomène à l’aide des seules externalités pécuniaires, est en effet davantage complété que contredit par l’intégration des externalités technologiques dans les travaux de Brian Arthur et François Perroux. Cet élargissement des facteurs susceptibles d’intervenir marque cependant un écart dans l’appréciation du phénomène. En effet, à travers les externalités pécuniaires (renvoyant à un mécanisme de marché), c’est de la ressemblance des acteurs que naît la dynamique de concentration : elle apparaît parce qu’ils opèrent sur le même marché (rendement d’échelle) ou interviennent dans le même cycle de production (répercussion vers l’aval des baisses de coût de production des intrants).

Les externalités technologiques peuvent aussi intervenir sur la base de similitudes entre producteurs. C’est en partie le cas, par exemple, lorsqu’elles prennent la forme du développement d’une base de connaissances commune localement partagée. Mais cet exemple met également en évidence l’apport des différences entre producteurs, de leur complémentarité. Ce jeu des externalités amène finalement Paul Krugman (1996, p. 109) à évoquer à la suite de Brian Arthur, un processus d’auto-consolidation des avantages comparatifs dont peut disposer un espace pour une activité donnée.

à ce tableau qui privilégie à l’évidence les dynamiques de concentration, il convient néanmoins d’ajouter que les différences, et en particulier les inégalités en matière de coût qui apparaissent fatalement puisque les facteurs de production ne sont pas parfaitement mobiles, sont a contrario de très puissants moteurs de diffusion. Ces remarques conduisent alors à aborder quelques enseignements des théories s’attachant au commerce international.