Spécialisation

L’évocation des phénomènes de spécialisation des espaces pour éclairer les dynamiques spatiales du système productif ne va pas de soi. L’affirmation selon laquelle toutes les activités ne se valent pas mérite tout d’abord d’être explicitée. Jean-Louis Reiffers (1990, en particulier p. 1018) mentionne différentes façons d’aborder la question de la hiérarchie des activités. Une première fait référence à la demande potentielle et à son évolution : mieux vaut être spécialisé sur un produit dont le marché est en forte croissance que sur un produit atone. Une seconde prend en compte les aspects liés à la technologie : création de produits nouveaux à fort potentiel, induction de gains de productivité, etc. Une troisième approche concerne la capacité à investir des « niches » où la demande est peu sensible au prix, garantie de revenus élevés. Une quatrième enfin rend compte de la manière dont l’appareil productif est plus ou moins mobilisé par différentes productions ; une spécialisation sur une activité impliquant largement le tissu productif « ‘rendra, selon Jean-Louis Reiffers, l’ajustement dynamique du système plus harmonieux et évitera les transferts de facteurs trop brutaux entre les secteurs’ ». Chacune à sa manière, ces quatre faces du même problème renvoient l’image d’une hiérarchie des activités. En revanche, les multiples combinaisons possibles en fonctions des choix et des réalités de chaque espace éliminent l’hypothèse d’un ordre immuable et universel.

Les processus de spécialisation des espaces ont été envisagés par les économistes en considérant les nations. L’essentiel des théories du commerce international, qui traitent cette question, reposent sur la notion d’avantage comparatif avancée en son temps par David Ricardo. L’idée de départ est de dépasser la notion d’avantage absolu de Adam Smith selon laquelle une nation peut se spécialiser sur une production donnée lorsque ses coûts y sont moins importants que ceux des autres pays. Elle va pouvoir exporter et évincer les nations concurrentes. Ricardo montre lui qu’il peut y avoir intérêt mutuel à la spécialisation, même dans les cas où un couple produit/nation ne présente pas d’avantage absolu. L’exemple présenté par l’auteur est celui du vin et des draps au Portugal et en Angleterre (Guerrien, 1996, article : Commerce international (théorie du), pp. 72-79). Le point de départ est que, même s’il produit à meilleur compte et les draps et le vin, le Portugal ne peut alimenter à lui seul les marchés anglais et portugais pour les deux produits : il est limité dans la disponibilité d’au moins l’un de ses facteurs de production, par exemple le travail. L’activité est donc partagée entre les deux pays. Supposons alors que les coûts en unités de travail de la production d’une unité de produits s’établissent comme il suit :

Vin Drap
Portugal 1 1
Angleterre 3 2

Si l’Angleterre réduit sa production de vin de 2 unités, elle libère 6 unités de travail qui pourront être employées à produire 3 unités de drap. L’exportation de ces 3 unités de drap au Portugal libérera alors 3 unités de travail dans ce pays. 2 d’entre elles seront utilisées à produire le vin importé par l’Angleterre, la dernière unité de travail étant le gain net de la transaction. Cet exemple simplissime illustre le mécanisme de l’avantage comparatif qui permet l’échange et pousse à la spécialisation sur une base plus large que l’avantage absolu.

Les prolongements du raisonnement de Ricardo par le courant néo-classique ont en particulier permis de spécifier le mode de fixation des prix nationaux et internationaux. Le modèle Hecksher-Ohlin-Samuelson met en évidence le déplacement de l’équilibre provoqué par l’échange. Sous certaines conditions, il montre le gain enregistré par les consommateurs des deux pays ainsi que la convergence de la rémunération des facteurs de production (capital et travail). Sous des formes plus ou moins sophistiquées, mais en conservant toujours les principes initiaux, ces formalisations établissent comment la mobilité des biens (à travers le commerce) vient pallier l’immobilité des facteurs de production (assurée par les frontières des nations) et comment l’inégale répartition de ces derniers est finalement la source de la spécialisation (138).

évidemment, la confrontation de la théorie à la réalité observée est venue malmener ces beaux édifices. Jean-Louis Reiffers (1990) note que les résultats des tests empiriques menés à partir des années 50 ont été très contrastés. Une des principales difficultés a été de définir plus finement les facteurs de production (travail de qualification variée, technologie...). Ces approfondissements, à partir du constat d’hétérogénéité des facteurs, ouvrent alors un débat qui renvoie directement à la question des dynamiques territoriales telles qu’elle est abordée plus loin. Le problème se pose en effet très rapidement de considérer qualification et technologie comme des ressources qui peuvent être en partie propres aux différents espaces et de s’intéresser à la façon dont elles peuvent apparaître (139).

Le principal renouvellement dans l’approche théorique de la question de la spécialisation vient de l’introduction dans le raisonnement de l’existence de rendements croissants. Si l’on ne s’arrête pas à la démonstration micro-économique, le principe des résultats de Elhanan Helpman et Paul Krugman (1985) est simple ; il suffit d’imaginer au départ une situation où deux nations, produisant deux biens, ne se distinguent ni par la dotation en facteurs, ni par leurs fonctions de production. Elles se trouvent alors dans un cas de non-pertinence de l’approche ricardienne comme de l’approche néo-classique : dans un pareil cas, ni l’une ni l’autre ne prévoient d’échange et de processus de spécialisation. Pourtant l’introduction de l’hypothèse d’existence de rendements croissants – largement vérifiée dans la réalité – implique que, partant d’une situation parfaitement uniforme, la moindre perturbation affectant les volumes de production d’une nation ou de l’autre va se traduire par une modification de la fonction de coût et par un avantage au producteur le plus important. à partir de ce moment, on retrouve les mêmes mécanismes que précédemment.

L’introduction de l’hypothèse des rendements croissants se révèle donc extrêmement fructueuse. On admettra qu’il importe peu pour le propos présent que ces rendements croissants découlent d’économies externes entre agents et ne remettent pas en cause les hypothèses de concurrence pure et parfaite, ou reposent sur un processus de différenciation des biens conduisant à des situations de concurrence imparfaite. On retiendra que l’hypothèse des rendements croissants permet d’abord d’élargir encore le champ des configurations pour lesquels les phénomènes de spécialisation sont possibles : non seulement, ces derniers deviennent envisageables dans les cas où il n’y a pas d’avantage comparatif au départ, mais, pour peu que la perturbation initiale soit suffisante, on peut également imaginer des possibilités de retournement où un effet de volume viendrait plus que compenser un désavantage initial. Les rendements croissants permettent ensuite de rompre en partie avec le déterminisme des théories précédentes qui, à partir d’une situation donnée, fournissent une prédiction unique. Dans les écrits de ces dix dernières années, Paul Krugman (1996, par exemple) insiste fortement sur l’influence d’événements exogènes par rapport au jeu du marché : les « accidents historiques » déjà évoqués mais surtout la possibilité d’une action volontariste des autorités politiques.

Enfin, en permettant de contourner les conditions liées aux facteurs de production (qu’il s’agisse de leur dotation initiale ou de leurs combinaisons au sein de fonctions de production), l’hypothèse des rendements croissants modifie la représentation de l’espace impliquée par la théorie économique du commerce international. Les frontières nationales qui garantissent la libre circulation des facteurs au sein de chaque pays mais empêchent leur passage de l’un à l’autre perdent de leur nécessité. Finalement, l’introduction des rendements croissants fait de la théorie de la spécialisation des nations une théorie de la spécialisation des espaces dont la pertinence peut être étendue à l’analyse de phénomène interne à un espace économique unifié (140). Les faits confirment cette analyse. Ainsi, dans Geography and Trade, Paul Krugman (1991a, pp. 75-82) insiste sur la non-correspondance des régions telles que l’on peut les définir sur des bases économiques et des espaces nationaux. à partir d’une comparaison entre les grands pays de l’Union Européenne et des zones de poids comparable aux états-Unis, il montre aussi que la spécialisation est plus intense à l’intérieur des frontières nationales (entre les régions américaines) qu’entre les pays d’Europe.

En fait, concernant la spécialisation, Paul Krugman présente une construction théorique très voisine de celle qu’il a avancée par la suite à propos des phénomènes de concentrations spatiales. Il est d’ailleurs assez clair que les deux tendances sont de même nature, pourvu que l’on se représente la spécialisation d’un espace comme la concentration d’activités semblables en un même lieu. Tout au plus faudrait-il ajouter, pour rendre compte du phénomène de spécialisation, un effet – plus ou moins marqué – d’éviction d’activités qui deviendraient concurrentes dans l’utilisation des facteurs de production d’une même zone géographique. Les mécanismes de marché qui président à ce type d’évolution sont donc très semblables. On retrouve également une représentation déterministe troublée par la possibilité laissée aux influences extérieures à la stricte sphère économique. Mais par rapport à la question de la concentration, celle de la spécialisation apporte deux compléments non-négligeables. D’une part, elle permet de faire apparaître les enjeux qualitatifs liés aux développements cumulatifs d’activités sur un espace donné : toutes les activités ne se valent pas. D’autre part, elle pose avec force, la question des ressources territoriales.

En effet, toutes les analyses qui intègrent, même de manière nuancée, des considérations concernant les facteurs de production sont aujourd’hui contraintes de mieux spécifier ces derniers. La fertilité des terres agricoles et le climat sont bien sûr des critères non-pertinents pour la quasi-totalité des activités. Malgré des différences, le marché mondial des capitaux rend ceux-ci accessibles dans des conditions comparables dans tous les pays développés. Quant au travail, il est désormais clair qu’il ne peut être approché avec pour seule variable discriminante son coût. Par ailleurs, à la suite de Philippe Zarifian (1990) ou de Jean Gadrey (1996), il a déjà été souligné que la productivité est une notion largement insuffisante pour mesurer son efficacité. à l’aune des exigences du système productif contemporain, il faut tenir compte de ses capacités de réaction, de sa créativité ou de sa qualité. Or ces dimensions sont complexes et, par là, souvent spécifiques à certains types d’activités, d’organisations, voire à certaines situations culturelles ou historiques. En outre, elles reposent généralement en bonne partie sur des « arrangements productifs » tout à fait particuliers, propres, encore une fois, à l’activité, mais aussi au contexte local.

Les « accidents historiques » et les « politiques volontaristes » ont une existence désormais reconnue par les théories formalisées. Mais la nature même de ses accidents demeure traitée de façon caricaturale. L’analyse des phénomènes de spécialisation des espaces butte aussi, en dernier ressort, sur un obstacle du même ordre : la question est bien de saisir la nature des éléments qui fondent la capacité des territoires à mobiliser, voire à générer, des ressources susceptibles d’être activées dans un processus de production (Colletis, Pecqueur, 1993). Les approches territoriales sont nées de cette volonté de mieux comprendre des phénomènes qui sont loin d’être structurés par le seul jeu du marché.

Notes
138.

)011Sur ce point, il convient néanmoins de préciser une divergence d’approches entre les classiques qui considèrent que les différences entre pays ont surtout comme origine des technologies de production plus ou moins performantes et les néo-classiques qui fondent ces différences uniquement à partir de dotations en facteurs de production inégales.

139.

()011La même question est posée sous une forme un peu différente par Peter Lindert et Thomas Pugel (1997, p. 154) lorsqu’ils s’interrogent sur la possibilité de dénommer « dotation en facteur » les conceptions du patron de Toyota en matière d’organisation de la production et conserver ainsi le modèle standart pour expliquer les performances à l’exportation de cette entreprise.

140.

()011Alain Rallet, dans sa thèse, s’interrogeait longuement sur la faible utilisation de la théorie du commerce international en analyse régionale. Après en avoir noté l’aspect séduisant, il identifiait deux obstacles. Le premier, « sociologique » tient à la rareté des problématiques communes aux deux champs. Le second, théorique, est justement l’inadéquation de l’hypothèse de l’imperméabilité des frontières aux facteurs de production dans un contexte national. Aujourd’hui, notamment avec les débats concernant la mise en place d’espaces économiques supra-nationaux (U.E., ALENA) et la diffusion des travaux sur la concurrence imparfaite, il est clair que la situation a bien évoluée (Rallet, 1988, particulièrement pp.481-505).