Proximités : la métaphore spatiale

Les travaux relatifs à la proximité s’inscrivent dans la continuité des approches territoriales qui précèdent. Pourtant, ils marquent aussi par rapport à ceux-ci une volonté de rupture concernant « l’a priori spatial » qui consiste à considérer les organisations productives comme inscrites par nature dans un territoire dont on suppose un certain degré d’homogénéité aux niveaux économique, social, institutionnel, voire culturel. Le point de départ reste néanmoins le constat d’une tendance à l’agglomération des activités.

Pour Allen J. Scott (1992) par exemple, qui analyse la croissance urbaine, le fait majeur qui marque de ce point de vue la fin du fordisme est le renforcement de la « division sociale du travail ». Il faut entendre « ‘par division sociale du travail le fractionnement des enchaînements de l’activité économique en des unités spécialisées indépendantes, ou, autrement dit, la désintégration verticale de la production’ ». Il résulte de cette situation une forte augmentation des économies externes, mobilisables en particulier par les procès de production complexes et par les activités soumises aux exigences de différenciation et d’adaptation à l’incertitude de leur environnement induite par l’intensification de la concurrence. Or, si l’on suit encore Allen Scott, la réalisation de ces économies externes appelle de manière assez mécanique « ‘que, dans n’importe quelle filière, existent toujours des pressions pour qu’au moins une partie des producteurs se localisent à proximité étroite les uns des autres en vue d’économiser sur leurs coûts de transaction’ ». Là encore, la tendance est plus marquée lorsque les interactions entre partenaires sont variables quant à leur contenu et instables dans le temps.

On retrouve dans ce processus les mécanismes de concentration modélisés par Paul Krugman (1991b) et surtout Brian Arthur (1990). Pourtant, le caractère automatique de l’agglomération pour mettre en oeuvre des économies externes au sein du système productif contemporain est à nuancer fortement. Yannick Lung et André Mair (1993), par exemple, essaient de mettre en évidence les implications spatiales de l’organisation en juste à temps (J.A.T.) dans l’industrie automobile. Les prémisses sont donc identiques : il s’agit d’un processus industriel complexe et fragmenté au sein duquel l’organisation en J.A.T. doit non seulement permettre la réduction des stocks, mais doit aussi favoriser les innovations croisées entre partenaires. Il s’agit bien de faire apparaître, sous une forme particulièrement intégrée, des externalités. Pourtant, les auteurs constatent que l’expérience de « Toyota-city » au Japon semble « l’exception et non la règle », où le regroupement physique des fournisseurs du constructeur autour d’une usine-mère a semblé aller de paire avec le développement d’un mode de coordination tellement performant. La diffusion de l’organisation en J.A.T. n’a pas, loin de là, conduit à des regroupements systématiques des sous-traitants.

Pour autant, Yannick Lung et André Mair ne concluent pas à l’inopérance des exigences d’agglomération. Ils montrent d’abord que la proximité physique des différents protagonistes a sans doute favorisé l’émergence de l’innovation organisationnelle qu’a constitué le J.A.T. Ils mettent ensuite en évidence la manière dont un contexte de bonne accessibilité généralisée peut, c’est en particulier le cas en Europe, rapprocher autant que de besoin différentes unités productives et offrir ainsi une alternative à leur déménagement. Ils distinguent aussi différentes natures de l’exigence d’accessibilité suivant qu’il s’agit par exemple de coordonner de manière synchrone la production de biens qui peuvent parfois être volumineux, ou encore d’échanger des informations suivant des modalités temporelles moins contraignantes. Enfin, ils font apparaître que ce sont en premier lieu des contraintes d’autres natures que proprement spatiales qui vont peser sur la configuration physique de tel ou tel réseau productif. En mettant en avant les aspects organisationnels d’une part, et ceux liés à la disponibilité des ressources territoriales d’autre part, ils illustrent bien comment, à la croisée de l’économie spatiale et de l’économie industrielle, une conception passablement élargie de la notion de proximité a pu émerger.

En effet, plusieurs auteurs évoquent aujourd’hui « l’envergure multidimensionnelle » de la proximité (Zimmermann, 1995a). Dans un espace théorique encore très incertain, il semble cependant que s’imposent peu à peu les deux directions privilégiées d’une proximité organisationnelle et d’une proximité institutionnelle. La première renvoie plutôt aux aspects industriels : à l’organisation propre à chaque firme, à ses techniques productives, mais aussi à l’organisation du secteur d’activité à laquelle elles participent. La seconde s’attache davantage au cadre explicite (cadre juridique et formel) ou implicite (cadre socioculturel, règles tacites) au sein duquel se déroule le processus de communication (Revue d’Économie Régionale et Urbaine, 1993 ; Quéré et Ravix, 1998, présentent en outre une proximité technologique souvent associée, ailleurs, aux aspects organisationnels). Ces aspects, ajoutés à la proximité géographique (il faut entendre topologique ou géométrique), détermineraient la capacité de différents acteurs à échanger et à voir s’instaurer entre eux des processus synergiques d’apprentissage notamment. C’est de cette capacité à échanger, essentiellement appréhendée en termes de circulation d’informations, que naîtraient des externalités dont bénéficieraient les différents partenaires.

Les travaux qui s’inscrivent dans ce sillon ont avant tout cherché à comprendre les cheminements de l’innovation. Ils partent généralement du constat que les activités à potentiel d’innovation, tant technologique qu’organisationnelle, semblent avoir une propension tout à fait particulière à s’agglomérer dans l’espace. Mais les observations empiriques réalisées ont très vite montré que les bénéfices retirés par les différents protagonistes ne pouvaient pas s’interpréter uniquement en termes de réduction de coûts de transport, ou même de coûts de transaction. Les activités d’innovation reposent pour partie sur les possibilités de circulation de l’information et des connaissances. Or, « informations et connaissances » forment un ensemble passablement hétérogène. Un premier classement minimum est habituellement réalisé par les économistes suivant le degré de formalisation, et partant de transférabilité, de la connaissance (152). Anne Mayère (1990, p. 67 et suiv.), dans sa tentative de définition théorique, distingue et analyse ainsi trois niveaux – standardisé, professionnalisé et empirique. Plus classiquement, dans la lignée des travaux de Kenneth Arrow (1974 ; 1994), on en retient souvent deux seulement : codifié et tacite.

Si la connaissance codifiée voyage facilement, il est implicitement admis que ce n’est pas le cas de la connaissance tacite (par exemple Rallet, 1993). Sa transmission implique en effet de mobiliser d’autres moyens que le simple transfert d’un message. Elle met en oeuvre des processus d’apprentissage collectif qui ne se développent qu’au sein d’environnements institutionnels (Kirat, 1993) et organisationnels favorables qui, eux-mêmes, seraient plus facilement, voire exclusivement, le fait d’un cadre géographique restreint. à ce point, les analyses se focalisent essentiellement sur la notion de territoire censée contenir les trois dimensions de cet environnement. Ce territoire, qui permet aux externalités de se révéler, n’est plus seulement une donnée de la géographie, fut-elle humaine. Il est également produit par les agents, voire spécifique à chacun d’eux.

C’est bien l’intérêt de ce type d’approches que de proposer, à travers l’analyse de mécanismes de coordination entre acteurs, une construction du territoire qui rende compte de son épaisseur historique et sociale. Cette représentation permet de dépasser celle qui fait de l’espace le simple contenant d’activités économiques se concentrant ou se diffusant sous l’influence de leurs seules dynamiques internes. Elle élargit du même coup la signification de la vieille notion marshallienne d’atmosphère industrielle en la fondant aussi sur d’autres éléments que les seules caractéristiques des producteurs. Enfin, elle rétablit un temps historique et une continuité avec le présent là où les modélisations récentes de Paul Krugman et Brian Arthur n’invoquent encore qu’« accidents » et hasard.

Ces avancées étaient déjà largement acquises à travers les approches territoriales issues du renouvellement de la théorie des districts industriels. « L’économie de la proximité » les conforte et les dépasse en proposant d’élaborer une représentation du territoire à partir des processus à l’oeuvre dans les systèmes productifs alors que traditionnellement c’est la démarche inverse, selon laquelle le territoire détermine les processus productifs, qui a été suivi. Cet aspect est important puisqu’il correspond à une reconnaissance du primat de l’économique et du social sur le fait local. Il aboutit aussi à ne considérer les formes territorialisées d’organisation productive que comme des cas particuliers, comme le constatent Rallet d’une part, et Amin et Thrift d’autre part, dans le même numéro de la Revue d’ é conomie Régionale et Urbaine (1993).

Malgré ce bilan plutôt flatteur, on peut se demander si l’agitation du monde de l’économie spatiale et industrielle autour de la notion de proximité n’est pas en partie vaine. L’ensemble constitué – en demeurant dans le seul champ de l’économie – par les théories des externalités, des conventions, les approches institutionnalistes et quelques autres au premier rang desquelles les approches en termes de district d’inspiration marshallienne, a largement été exploité pour fonder une conception économique de la coordination entre agent et du fonctionnement territorial qui ne se limite pas aux échanges marchands entre les firmes. Des progrès et des avancées restent évidemment à réaliser au regard desquelles ces constructions théoriques sont loin d’être épuisées. Ces outils sont d’ailleurs largement utilisés dans les travaux sur la proximité. En quoi ces derniers nécessitent-ils d’étendre cette notion aux aspects non spatiaux des organisations et des institutions ? Par-delà la facilité de langage et l’affichage mobilisateur qu’elle permet il faut alors croire que la nouveauté réside justement sur ce point : analyser, par analogie avec la perception commune de l’espace, des phénomènes a priori non-spatiaux.

En réalité, « l’économie de la proximité » demeure très ambiguë sur ce point. L’effort théorique pour distinguer les aspects organisationnels et institutionnels d’une part, de la proximité géographique d’autre part, est réel (153). Mais dans le même temps, au nom de la non-séparabilité des phénomènes, les études de cas réussissent rarement à mettre en évidence des rapprochements qui ne soient pas aussi – ou d’abord, tout est question d’optique – spatiaux. La principale difficulté vient de ce que les espaces des organisations ou des institutions, sur lesquels devraient s’inscrire les « proximités » de différents agents ne sont jamais définis en tant que tels. Sans doute faut-il voir dans cette lacune la volonté de se démarquer du formalisme de l’économie plus traditionnelle et de ne pas donner l’impression de revenir à un raisonnement en termes de distance (154).

« ‘Proximité : Situation d’une chose qui est à peu de distance d’une autre’ » indique pourtant le Petit Robert. Peut-on vraiment évoquer la proximité sans faire référence à la distance ? « L’économie de la proximité » ne semble pas chercher à briser le lien qui, au sens commun comme sur le plan conceptuel, unit les deux notions : deux objets sont proches parce qu’une faible distance les sépare. On peut certes élaborer des constructions mathématiques qui permettent de définir un concept de proximité qui ne soit pas attaché à celui de distance. On obtient alors des objets dont les propriétés peuvent être très différentes (155). Quoi qu’il en soit, le problème tient pour une part à ce que les notions de proximités organisationnelles ou institutionnelles ne sont jamais fondées sur de telles constructions.

Et il ne semble pas que les tentatives de théorisation remettent en cause cette réalité. C’est par exemple le cas d’un essai par ailleurs heuristique de Claude Dupuy d’utiliser la théorie des jeux évolutifs pour modéliser des dynamiques collectives de diffusion de conventions de comportement (Dupuy, 1995). Cette formalisation repose sur une proximité dont il est précisé qu’elle est « plurielle, et pas seulement géographique », représentée par un voisinage (une distance incrémentale) mono-dimensionnel. Qu’elle soit géographique, organisationnelle ou institutionnelle, la proximité demeure très généralement représentée de la même façon.

En conséquence, plutôt qu’un concept, la proximité reste alors une image, une métaphore. à défaut de construction théorique alternative, elle véhicule donc une représentation largement fondée sur l’appréhension usuelle de la notion de distance. Elle porte en elle quelques-unes unes des caractéristiques essentielles de notre perception quotidienne. La métaphore spatiale de la proximité, ainsi utilisée, relève en particulier d’un univers euclidien (156).

à ce titre, elle décrit par exemple un système qui respecte l’inégalité triangulaire (la distance de A à C est inférieure à la somme de la distance de A à B et de la distance de B à C). De même, la proximité est une relation par nature symétrique (si A est proche de B, alors B est proche de A). Appliquées aux domaines organisationnels ou institutionnels, ces propriétés, rarement remises en cause de manière explicite, ne vont pas sans poser de graves problèmes. Elles tendent en particulier à gommer les dimensions hiérarchiques, d’appartenance ou d’identité des systèmes de relations.

Certes, l’hypothèse de base de la plupart des travaux de « l’économie de la proximité » est justement que l’insertion des différents partenaires dans un ensemble de relations économiques, sociales et humaines au sein d’un espace géographique défini permet de prendre en compte ces aspects en rendant les trajectoires des firmes moins indépendantes les unes des autres. Même si l’on considère un espace restreint, il convient de relativiser la force de cet ancrage territorial. Une étude pour le Commissariat au Plan présente l’évolution de quelques entreprises-phares de l’industrie spatiale et de la place toulousaine. Elle montre justement une tendance appuyée au renforcement de l’ancrage territorial de la part des firmes qui s’engagent dans des processus localisés de « construction de ressources ». Mais cette étude met également en évidence d’autres tendances qui, le cas échéant, peuvent parfaitement jouer dans le sens d’une dés-implication locale. Ce serait par exemple en partie le cas de Matra-Marconi Space à mesure que le groupe s’internationalise, que des standards technologiques s’imposent et que la concurrence se développe (Zimmerman, 1995b).

L’ancrage territorial est donc un processus ni absolu, ni immuable. Il doit être envisagé dans une perspective dynamique intégrant la durée « entre deux moments de nomadité » (Zimmerman, 1998, p. 218). La mise en évidence de « trajectoire de déconstruction » montre que les rapports de pouvoir qui régissent normalement les relations entre firmes ne sauraient être gommés. De la même manière, il serait bien imprudent d’affirmer que les relations de nature sociale ou humaine qui se tissent au sein d’un territoire ne sont pas, elles aussi, structurées par des rapports de pouvoir qui recoupent complètement, partiellement ou pas du tout ceux de la sphère économique. Pour ces raisons essentielles, la notion de proximité étendue aux aspects organisationnels et institutionnels paraît être un outil porteur de nombreuses ambiguïtés.

Il apparaît en fin de compte que le recours à la métaphore de la proximité pour proposer une représentation qui échappe au déterminisme spatial des approches en termes de système productifs territorialisés n’est qu’une réminiscence de ce même déterminisme. Les approches en termes de systèmes productifs locaux ont réussi à réintroduire les dimensions organisationnelles ou institutionnelles à la condition que ces dernières aient un fondement territorial. Les approches en termes de proximité parviennent à lever cette condition – et donc à généraliser la prise en compte de dimensions non-économiques – dans la mesure où les dimensions organisationnelles ou institutionnelles sont assimilables à des dimensions spatiales. Même si des résultats appréciables ont été obtenus, cette restriction est encore trop forte pour permettre d’appréhender de manière pertinente la nature des relations sociales qui structurent le système productif. Ces relations sociales doivent être envisagées en tant que telles, sans référence a priori ou implicite à l’espace.

Notes
152.

()011Marie-Pierre Bes et Jean-Luc Leboulch (1991) fondent la “transportabilité” de l’information technologique dans l’espace sur deux critères : le degré de formalisation et le régime “d’appropriabilité”.

153.

()011Pour un exposé de la trajectoire théorique de « l’économie de la proximité », voir (Bellet et Kirat, 1998).

154.

()011La distinction nettement opérée par François Perroux entre « l’espace géonomique » d’une part et un espace économique parfaitement abstrait de l’autre est souvent évoquée en introduction du concept de proximité (Bellet, Colletis et Lung dans Revue d’économie Régionale et Urbaine, 1993, p. 358 par exemple) - On notera alors, qu’en dépit de ses qualités, cette idée très stimulante n’a pourtant jamais pu déboucher sur une formalisation pertinente et opératoire de cet espace économique. Ce rappel peut donner une indication sur la difficulté à formaliser un espace organisationnel ou institutionnel.

155.

()011Les articles mathématisants de l’ouvrage coordonné par Michel Bellet, Thierry Kirat et Christiane Largeron (1998), à travers les méthodes présentées, laissent effectivement entendre que des approches formalisées amèneraient à mesurer plutôt des similarités que des distances (Largeron et Auray, pp. 41-63 ou Brissaud, pp. 125-147 ; voir aussi Z. Belmandt, 1993). Ce glissement conceptuel pose avec plus d’intensité encore la question de l’usage du terme proximité dans ce cadre. En outre, il véhicule de nouvelles interrogations sur les représentations implicites des phénomènes économiques et sociaux mis en oeuvre à travers les processus de coordination.

156.

()011Plusieurs géographes et économistes ont cherché à s’affranchir de la distance euclidienne pour représenter l’espace. Néanmoins, il s’agit-là d’explorations à l’intérieur du champs défini par les propriétés fondamentales de toute fonction de distance : symétrie et inégalité triangulaire. Sur le concept de distance et la représentation de l’espace, on peut consulter (Muller, 1979 ; Bailly, 1985 ; Perreur, 1989 ; Revue d’économie Régionale et Urbaine, 1990).