S’affranchir de l’espace pour mieux le saisir

La trajectoire le long de laquelle on cherche ici à inscrire l’évolution récente de l’économie « spatio-industrielle » est celle de la réintroduction du fait social dans l’analyse des processus de coordination économique. De ce point de vue, les approches territorialisées issues de la redécouverte de la notion de district ont marqué une étape importante. Elles ont placé au coeur de ces processus des dimensions sociologiques – communautaires, historiques ou identitaires – d’autant plus solidement affirmées qu’elles s’inscrivaient, à travers les cas observés, dans des réalités territoriales très cohérentes. On comprend d’ailleurs volontiers que pour mettre en évidence l’apport de ces dimensions dans l’analyse, on se soit appuyée sur de tels archétypes.

Ce faisant, cette démarche a parfois été interprétée de manière normative, en présentant de fait le territoire comme la seule construction sociale capable d’abriter des organisations productives performantes, qu’il s’agisse d’innovation ou de capacité d’adaptation. Cette vision normative a montré ses limites lorsqu’il s’est agi de généraliser les analyses en termes de district. L’extension de l’archétype italien à l’exemple français n’a pu être menée qu’au prix d’un appauvrissement considérable de la notion de territoire elle-même. C’est le résultat paradoxal de ces analyses que d’aboutir finalement à une conception très instrumentalisée du concept qu’elles entendaient promouvoir.

« L’école de la proximité » est pour partie née d’une réaction à ce déterminisme territorial. En posant, à côté de la dimension géographique, des proximités organisationnelles ou institutionnelles, ce mouvement cherche à rétablir dans les analyses un certain équilibre au détriment des approches en termes de territoire, lequel ne devient plus que l’une des formes d’organisation sociale possibles.

La forme de ce renouvellement pose néanmoins le problème du statut et du contenu de la notion de proximité ainsi mise en avant. Au sens commun, celle-ci renvoie directement à un référent spatial sous-tendu par la représentation commune de la distance euclidienne. Les tentatives de formalisation plus poussée semblent, elles aussi, ne pas se départir du fondement spatial de la représentation qu’elles construisent des proximités définies comme organisationnelles ou institutionnelles. On en reste donc à la métaphore spatiale, porteuse de bien des ambiguïtés lorsqu’il s’agit de représenter des phénomènes sociaux. Ce constat est aussi celui du paradoxe d’une tentative qui vise à échapper au localisme mais aboutit aussi à en restaurer, sous une forme plus abstraite mais également plus implicite, l’illusion originelle : celle d’un espace – fut-il organisationnel ou institutionnel – porteur d’un ordre social en soi. À cet a priori, on préférera l’approche mesurée qu’adopte Michael Storper (2000) en expliquant que « ‘la proximité [géographique, il l’a précisé quelques phrases plus haut] peut aussi constituer la base d’atouts spécifiques précieux...’ ». Tout est dans cette affirmation de la proximité géographique comme l’un des supports seulement potentiels des systèmes de relations sociales qui structurent les différentes combinaisons productives.

On observe aujourd’hui que de nombreux travaux parviennent à dépasser l’illusion localiste en s’abstenant de faire usage de la métaphore spatiale. En effet, de multiples réflexions approchent les différents aspects de la coordination des activités économiques d’une manière non « spatio-déterministe ». C’est par exemple le cas de la littérature traitant de l’évolution technologique, qui apporte des éclairages essentiels sur les phénomènes d’interdépendance des acteurs ainsi que sur le rôle du temps et de l’histoire dans les processus d’innovation (Foray et Freeman, 1992). La capacité de l’idée évolutionniste de « trajectoire » technologique à suggérer des images spatiales n’a d’ailleurs guère été cultivée dans cette littérature. Elle a très vite été largement dépassée par l’introduction des problématiques d’irréversibilité et de dépendance vis-à-vis du chemin.

Les processus conduisant à l’établissement de relations de confiance entre acteurs donnent également lieu à des analyses détaillées. Classiquement, on pose l’existence, ou mieux la construction, de valeurs communes indispensables à l’adoption partagée de comportements « informels » et qui, accessoirement, fondent la proximité. Les approches les plus riches dépassent cette vision trop simple des relations sociales en montrant entre autres que la confiance se construit aussi autour de conflits et à travers le comportement opportuniste des agents (Neuville, 1997 ; Orléan, 1994 ; Sabel, 1992). Elles produisent ainsi des conclusions difficilement interprétables en termes de proximité.

Sans accumuler ces exemples de travaux novateurs, on peut déjà apercevoir que, par delà leur diversité, la prise en compte systématique de ces avancées appelle un dépassement radical de la métaphore spatiale de la proximité pour aborder d’emblée les processus de coordination économique comme des processus sociaux. Ce dépassement semble se déployer dans deux directions complémentaires. La première paraît en grande partie acquise et concerne l’abandon d’un idéal de circulation. La seconde consiste à prendre le contre-pied des approches par la proximité pour considérer que les phénomènes de coordination économique tiennent aussi, et peut-être avant tout, de processus de création de spécificités, c’est à dire d’altérités.

On retrouve dans la notion de circulation la marque d’un réductionnisme technico-économique qui fait de la fluidité un idéal, de la différence (de localisation, de technique logistique ou de langage) une friction, un obstacle. Les approches par la proximité se démarquent souvent de cet idéal, notamment en considérant les phénomènes d’apprentissage comme des processus de construction de compétences (Kirat, 1993 ; Midler, 1994). Dans le même temps, une certaine ambiguïté demeure par exemple lorsque sont examinées les institutions qui encadrent ces phénomènes. Généralement envisagées comme des modèles normatifs, certes évolutifs, qui facilitent les interactions entre agents, celles-ci sont rapidement abordées sous l’angle fonctionnel des préconisations en matière de politiques publiques dans un idéal de fluidité (Maillat et Kébir, 1999 ; Zimmermann, 1998 par exemple).

L’importance de la création de spécificités dans l’économie contemporaine est un sujet abondamment traité. Elle est cruciale pour la compréhension des dynamiques productives localisées. Mais l’analyse de ces dynamiques posées en termes de proximités tend plutôt à mettre l’accent sur ce qui distingue le système localisé de son environnement global en insistant a contrario sur ce qui rapproche les composantes de ce système les unes des autres. Les travaux mentionnés sur l’innovation technologique ou la relation de confiance illustrent comment, pour saisir le fonctionnement interne du système, il est nécessaire d’appréhender les écarts, les différences entre ses parties ainsi que leurs dynamiques. En développant leurs compétences, en déployant leurs stratégies dans des cadres souvent collectifs, les acteurs locaux ne font pas que renforcer leur similarité avec leurs partenaires. À travers la confrontation de leurs caractéristiques à celles des autres, ils se construisent également une identité propre, distincte, une altérité.

Le nécessaire abandon de l’idéal de la circulation comme la reconnaissance du processus dynamique de construction d’altérité peut amener à proposer de renvoyer la problématique de la coordination économique à une problématique plus large, de communication (Klein, 2000 ; mais l’idée avait déjà été avancée, notamment par Renault, 1999). Quelle que soit la voie choisie, il s’agit surtout de considérer pleinement les processus de coordination économique qui fondent en partie la différenciation des espaces comme des processus sociaux. Les mécanismes de marché en constituent l’une des modalités. Cette section concernant les approches territoriales visait à mettre en évidence la diversité des autres modalités en jeu : les temps longs de l’histoire de telle communauté, l’autonomie de la technique dans telle trajectoire d’innovation, les dynamiques de relations interpersonnelles au sein de tel réseau de relations, etc. Le bilan tiré des analyses posées en termes de SPL ou de proximité enseigne que la distance n’est pas une variable que l’on peut poser a priori pour décrire les diverses modalités de différenciation spatiale. C’est au contraire à travers la compréhension fine de chacune de ces modalités que la distance pourra, éventuellement, se charger en retour d’une signification à chaque fois nouvelle.

Ce chapitre présente les processus de différenciation spatiale comme résultant de la combinaison de jeux de marché et de ce que l’on peut dénommer des jeux sociaux. Cependant, il situe la presque totalité de ces éléments au niveau micro des interactions entre acteurs. Quelques autres ressortissent d’un niveau intermédiaire – méso – qui concerne telle ou telle communauté particulière. Il manque à cette grille d’analyse une entrée plus englobante car il est clair que ce n’est pas avec celles qui ont été avancées jusqu’ici que l’on peut saisir, par exemple, le rôle contemporain des grandes métropoles. L’objet du chapitre suivant (Chapitre 9) est alors, à travers une lecture du phénomène de métropolisation, de donner un sens à ces constructions spatiales avant d’envisager comment les transports à grande vitesse s’y insèrent.