9.1 La ville globale

En se fondant sur une analyse détaillée des trois « villes globales » que sont New-York, Londres et Tokyo, Saskia Sassen (1991) développe une représentation très systémique du phénomène de métropolisation. Elle distingue ainsi quatre fonctions assumées de manière presque hégémonique par les capitales économiques américaine, britannique et japonaise au niveau du monde. Mais au-delà de ce découpage, l’auteur met en évidence une dynamique d’ensemble qui permet de comprendre comment ces diverses fonctions s’articulent l’une à l’autre pour se compléter. Elle permet surtout de percevoir comment le phénomène métropolitain que définissent ces fonctions, loin d’être isolé, s’articule à son environnement planétaire.

La première des fonctions d’une métropole est donc une fonction de commandement et de coordination de l’activité productive. Elle s’inscrit par là dans les tendances séculaires décrites par Fernand Braudel lorsqu’il évoque les « économies-monde » que construisent et dominent successivement Venise, Gênes, Amsterdam, puis Londres déjà, au début de l’époque moderne (Braudel, 1979). La concentration du pouvoir économique renvoie également en partie aux analyses « centre-périphérie » bien utiles pour comprendre l’organisation du monde fordiste. Pour autant, le schéma proposé par Saskia Sassen présente également des spécificités qui distinguent clairement le modèle métropolitain de ses prédécesseurs. C’est le cas de la dissociation, toute relative cependant, du pouvoir économique, qui semble fonder à lui seul les dynamiques de hiérarchisation, et du pouvoir politique, qui dans un monde presque entièrement capitaliste et libéral serait devenu moins structurant (157). On peut à nouveau évoquer sur ce point les analyses présentées par Jacques Adda (1997) et déjà mentionnées dans la deuxième partie.

Cependant, cette dissociation du politique et de l’économique est aussi à relier à un autre élément caractéristique des tendances métropolitaines : il apparaît en effet une certaine « dé-spatialisation », ou plutôt une « dés-imbrication » spatiale, des relations de domination. Les trois métropoles envisagées sont, chacune, mondiales, en partie déconnectées, Saskia Sassen y insiste, de leur environnement national (voir par exemple p. 450). Manuel Castells développe longuement l’idée selon laquelle le réseau devient la configuration autour de laquelle elles structurent leurs relations (Castells, 1996, notamment le chapitre VI, pp. 425-480). Or, la forme résiliaire révèle un effort mené en termes structurels visant à repousser les contraintes organisationnelles induites par la distance géographique. Enfin, couplée à la force avec laquelle s’impose désormais le rôle de coordination économique dévolu aux métropoles, la rapidité, voire souvent l’instantanéité, de leur capacité d’intervention est un dernier aspect tout à fait déterminant pour dépasser les contraintes spatiales. C’est aussi un aspect relativement spécifique aux métropoles tant les réseaux techniques et organisationnels permettant ces interventions quasi-immédiates sont centrés sur ces centres de décisions.

La seconde fonction attribuée aux métropoles par Saskia Sassen est d’être le lieu de production des services de pointe, il s’agit en particulier de la finance, mais plus largement de l’ensemble des services de haut niveau (par les revenus qu’ils génèrent en particulier) qui permettent l’exercice effectif de la fonction de commandement et de coordination. Avec force illustrations et statistiques, l’auteur met en effet évidence à toutes les échelles géographiques possibles, la concentration de ces activités dans les métropoles, dans leurs quartiers centraux principalement. Cette seconde fonction est donc parfaitement complémentaire de la première, mais elle est spécifique dans la mesure où elle implique la présence, à l’intérieur des villes globales, d’activités qui possèdent aussi leur part de dynamiques et de logiques propres. Cette autonomie se manifeste entre autres exemples par la présence d’importants contingents de cadres qui, même s’ils profitent largement de leur proximité du pouvoir, n’en sont pas les détenteurs. Cette population est alors porteuse de ses propres valeurs et aspirations qui participent fortement à la structuration sociale des agglomérations. L’incertitude des trajectoires technologiques (en étendant ici le terme aux techniques de services) de ces différentes activités est un autre exemple de leur autonomie qui renvoie directement à la troisième fonction que Saskia Sassen assigne aux métropoles.

La production de l’innovation, et particulièrement de celle qui concerne les services de haut niveau dont il est question juste au-dessus, est en effet la troisième attribution essentielle des villes globales. Elle découle logiquement du rôle de production de ces services, mais dans le même temps, elle vient renforcer en retour cette fonction ainsi que celle de commandement et de coordination. Les chapitres 3 et 4 en particulier de La ville globale, illustrent fort bien comment la maîtrise globale des circuits financiers de la part de ces trois métropoles s’est construite et renforcée au cours des années 80 à travers un flux continu d’innovations mises sur le marché. Ils montrent aussi en retour comment ces innovations ont été suscitées par les marchés financiers de ces mêmes villes, selon un cercle tout à fait cumulatif – sinon vertueux (Voir aussi Tabariès, 1997).

Enfin, la quatrième fonction des villes globales est une fonction de marché. Là encore, les synergies sont importantes puisque, outre la taille – toujours élevée – des villes globales, leur marché est renforcé et diversifié par les hauts revenus qui y sont distribués et par la diversité de leur population. En sens inverse, ce poids propre des métropoles tend à renforcer leur domination en étendant encore la palette de leurs activités. On peut donner quelques illustrations très contrastées de ce phénomène.

La première concerne le poids des activités du secteur transport-logistique-distribution. Il s’agit là d’un ensemble d’activités qui est à la limite des fonctions d’intermédiation de « haut niveau » sur laquelle les métropoles pèsent d’autant plus que l’on considère les fonctions les plus évoluées. Cependant, la présence de ces activités dans les hauts lieux de l’économie mondiale est déterminée par l’importance du marché local. Le constat est ainsi dressé par Saskia Sassen (au chapitre 5 de son ouvrage notamment) et, concernant l’espace français, par Félix Damette (1994).

Une autre illustration de cet « effet de marché » est constitué par le marché artistique. Celui-ci présente tous les traits de l’économie métropolitaine (Menger, 1995) : présence quasi-exclusive dans les métropoles, activité impliquant la production de services de haut niveau (restauration, expertise, financement, etc.), lien fort entre le marché et l’innovation (ou la création pour adopter un vocabulaire moins cynique). Il est vrai que l’on peut attribuer à l’art une fonction d’intermédiation entre les hommes qui fait le pendant de l’intermédiation entre les firmes assurée par les services financiers et autres expertises.

L’industrie du prêt-à-porter est un dernier exemple plus souvent mentionné parce qu’en apparence paradoxal. En effet, il conduit à la présence massive, en plein coeur de ces agglomérations, d’activités sous-qualifiées et peu rémunératrices. C’est le cas du quartier du Sentier à Paris et l’on trouve l’équivalent à New-York. La clé de cette situation est la nécessité d’une articulation fine entre la production (en tout cas une partie de celle-ci), la conception (stylistes, haute couture, etc.) et la demande (le marché) dont la métropole devient le seul lieu possible.

L’intérêt de l’analyse de Saskia Sassen est de contextualiser les enseignements de tout un ensemble de travaux qui depuis plus de quarante ans cherchent à cerner les spécificités des grandes agglomérations du monde occidental. Depuis 1961 au moins et son Megalopolis, la métropolisation est pour Jean Gottmann un phénomène qui ne se résume pas à l’agglomération d’une population nombreuse sur un espace réduit. Son fondement tient à la concentration et au développement en son centre de ces « activités transactionnelles » qui consistent en la manipulation de « l’information abstraite » dédiée au « contrôle et à l’élaboration de décision » (Gottmann, 1970, p. 324 ; Corey, 1982, p. 416). Cette définition est à entendre de manière plutôt extensive car elle tend à englober tout ou partie « ‘des fonctions administratives (y compris la justice, politiques, de gestion des affaires, de traitement de l’information – donc des mass-médias mais aussi de recherche scientifique, d’enseignement supérieur, artistiques et de commerce spécialisé [...]’ ».

Mais ces auteurs insistent sur la permanence historique – elle est déjà repérable dans la Grèce antique – que fonde la tendance des activités liées au pouvoir ou au commerce à se regrouper. Or, elles constituent, jusqu’à une période récente, l’essentiel des activités transactionnelles. Ainsi, l’industrialisation des grandes villes au cours du XIXè siècle et de la première moitié du XXè n’apparaît-elle déjà plus que comme une simple parenthèse à cette époque-charnière des années 60 pendant laquelle la décentralisation industrielle est particulièrement intense des deux côtés de l’Atlantique. Néanmoins, plusieurs éléments semblent nouveaux – ou du moins notables – à Jean Gottmann. Ainsi observe-t-il que le « secteur quaternaire » accroît son importance et son poids par le jeu de l’approfondissement de la division du travail et par le développement des activités d’innovation. Il insiste aussi sur l’étroite imbrication de l’ensemble de ces activités qui forment autant de « districts spécialisés » au sein du Central Business District mais qui paraissent se renforcer les uns les autres en entretenant d’intenses interrelations, comme en atteste son analyse des échanges téléphoniques (gottmann, 1961, chap. X). Il souligne encore l’importance des conditions de mobilisation d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée en insistant sur le cadre d’emploi et le cadre de vie stimulant qu’elle implique (Corey, 1982).

L’essentiel du contenu de la métropole est donc cerné dès cette époque. Saskia Sassen l’actualise en insistant sur le rôle de la finance qui n’était pas aussi déterminant dans les années 60. Elle précise également le rôle et l’importance des processus d’innovation concernant les activités de services destinées aux entreprises. On verra ci-dessous qu’elle détaille encore la « géographie sociale » que dessine le jeu métropolitain. C’est en s’appuyant sur ces diverses remises en contexte qu’elle pourra donner un sens plus général à la place que tient ce phénomène dans la société contemporaine. On le reprendra alors à travers la lecture d’un espace dualisé qui, donc, était en germe dès la fin de la période fordiste.

Notes
157.

()011Il convient de nuancer cette dissociation en prenant en compte la montée des phénomènes de concurrence territoriale dont la gestion donne de plus en plus d’autonomie – mouvements de décentralisation aidant – à des institutions et des acteurs politiques locaux.