Un réseau hiérarchisé de métropoles

Il convient enfin de s’interroger pour déterminer dans quelle mesure l’analyse que Saskia Sassen a menée sur New-York, Londres et Tokyo peut-être étendue au-delà de ces trois agglomérations dominantes. Dans un premier temps, la réponse de l’auteur semble définitive : les trois cités sont les seules villes qui peuvent sans ambiguïté être qualifiées de globales, notamment grâce à la position dominante qu’elles occupent sur les marchés financiers. De nombreux exemples sont mis en avant pour appuyer cette prédominance. Pourtant, dans un autre article, où elle était spécifiquement interpellée sur la position de l’agglomération parisienne par rapport à ce trio, elle exprime ainsi son opinion : « À notre sens, si Paris ne peut en aucun cas, éviter d’être le site des fonctions d’une ville ‘globale’, elle ne peut pas non plus prétendre au niveau de concentration de grands marchés financiers, d’échange de services, d’investissements étrangers et d’agglomération de quartiers généraux d’entreprises, qui caractérisent New-York, Londres et Tokyo » (Sassen, 1994b, p. 155.). De ce point de vue, « la ville globale » demeure donc tout à la fois une construction bien spécifique aux trois places boursières majeures et une construction dont on retrouve certaines caractéristiques ailleurs.

Ainsi l’auteur repère-t-elle au cours de son analyse des tendances similaires sur de nombreux points à celles qui affectent les villes globales dans de nombreuses autres grandes agglomérations du monde. Elle affirme simplement, et comme l’exemple parisien l’indiquait, que nulle part, les phénomènes à l’oeuvre ne sont aussi exhaustifs et achevés. La porte est donc grande ouverte pour dépasser les frontières de ces trois îlots métropolitains « purs » et retrouver des dynamiques et des processus semblables ailleurs. Ainsi, « ‘on constate [...] que des tendances similaires à celles que connaissent New-York, Londres et Tokyo apparaissent aussi dans d’autres grandes villes, sur une échelle naturellement moins importante et qui implique des processus régionaux ou nationaux plutôt que planétaires’ » (La ville globale, p. 447). Le constat est identique pour Susan Fanstein et Michael Harloe (1996, en particulier p. 175). La figure de la métropole serait donc largement transposable à des niveaux inférieurs de la hiérarchie urbaine, moyennant une translation que l’on pourrait en première approche qualifier d’homothétique. C’est d’ailleurs cette image d’un réseau mondial et hiérarchisé de métropoles que compose Manuel Castells (1996, notamment chapitre VI, pp. 425-480).

C’est en partie, à condition que l’on accepte de descendre la marche qui mène de Londres à Paris, ce que suggèrent généralement aussi les analyses de la hiérarchie urbaine française. Ainsi, dans La France en villes, Félix Damette (1994) s’autorise à qualifier 7 agglomérations de Province de « métropoles ». À leur niveau, et avec leurs faiblesses, elles concentrent les activités qui fondent la hiérarchie urbaine, celles d’intermédiation et de « reproduction élargie » (cette dernière concernant essentiellement les grands équipements universitaires et hospitaliers). Mais au-delà, le géographe met en évidence le fait que les fonctions métropolitaines ne sont pas non plus circonscrites à ce noyau restreint de cités. De nombreuses autres agglomérations assurent un rôle d’encadrement, de coordination ou encore de création de ressources rares. Ces fonctions sont bien sûr plus ou moins développées, souvent spécialisées et donc lacunaires. Elles cèdent aussi le pas dans bien des cas à des fonctions d’exécution ou encore de « reproduction simple » (les services de proximité). L’analyse des flux interurbains, en particulier celle assez édifiante des échanges téléphoniques, permet ensuite à Félix Damette de révéler l’organisation hiérarchisée de ce chapelet de villes.

En réalité, la figure d’homothétie ne semble pas résister à une analyse plus détaillée. En effet, on constate que certaines fonctions de coordination ou d’intermédiation peuvent essaimer dans un chapelet de “petites” métropoles. Mais on repère simultanément de fortes tendances inverses, affectant surtout les fonctions parmi les plus stratégiques qui paraissent au contraire se concentrer encore davantage sur les quelques villes globales. Tel était en particulier le constat déjà dressé par Saskia Sassen (1994a, p. 66) concernant le rôle de marché financier, que des villes comme Chicago ou Osaka ont en grande partie laissé échapper au profit de New-York et Tokyo. Cela n’est pas sans évoquer les difficultés de la place boursière parisienne à s’affirmer face à Londres.

Concernant l’espace français, Félix Damette (1994) met en évidence une évolution divergente des différentes activités : « ‘Les fonctions à finalité sociale évoluent dans le sens de l’équité territoriale alors que les fonctions à finalité économique concentrent leurs niveaux supérieurs à Paris’ » (p. 31) indique-t-il en introduction de son chapitre 2. Ces évolutions sont complexes. Elles allient des processus de concentration à certains mouvements tangibles de diffusion. Mais au bilan, les écarts semblent se creuser. Ils se creusent d’abord entre la Capitale et la Province. Cependant, ils permettent aussi l’affirmation de métropoles dites « de Province » dont l’activité se distingue de plus en plus nettement de celle de leur environnement immédiat.

Il semble donc que la figure du réseau métropolitain puisse être enrichie et déclinée à différentes échelles. Ce réseau est dominé par une poignée de villes d’envergure mondiale, mais il déborde ce cadre étroit pour toucher des agglomérations plus modestes. Il acquiert également une dimension dynamique au sens ou les processus de ramification et de hiérarchisation sont non seulement en cours, mais aussi étroitement liés. Cette représentation de l’inscription spatiale du phénomène métropolitain reprend certains traits des réseaux hiérarchisés de villes proposés par Roberto Camagni (1992). Cependant, la grille de classement en trois niveaux (« villes mondiales », « villes nationales spécialisées » et « villes régionales spécialisées ») avancée par l’auteur italien repose en fin de compte essentiellement sur l’étendue géographique de l’aire d’influence de chaque agglomération. Elle rappelle ainsi la trame urbaine que dessinait Christaller dans une plaine agricole homogène. L’usage de la notion d’activité métropolitaine permet de donner un autre contenu, avant tout fonctionnel, aux différents degrés.